Rien ne va plus à Alibiland

Publié le lundi 18 janvier 2021 dans Articles

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« C’est pas moi, c’est mon personnage. »

 

En GN comme en jeu de rôle, cette justification de nos actes s’appelle l’alibi et nous permet d’oser des expériences nouvelles. L’alibi est un facteur clef pour profiter de ce que le GN a à offrir.

 

Cependant, l’alibi n’est pas toujours accepté, que ce soit parce que la joueuse ne voit pas de séparation entre elle et son personnage, ou parce que le reste du groupe ne fait pas abstraction de la joueuse quand il s’agit d’accueillir le personnage.

 

Cet article va donc catégoriser plusieurs définitions de l’alibi, en quoi il est émancipateur, et dans quels cas il ne suffit pas. Il sera suivi d’un autre article, La fabrication de l’aura, qui propose des outils pour renforcer l’alibi.

 

(temps de lecture : 16 mn)

(équipe de relecture, et de facto co-autrice : Loïs Vanhée, JC Larpin Skimy, Gilles Riou)

Marc-André Larivière, cc-by-nc-nd, sur flickr

 

RÉSUMÉ

 

Le contrat commun du « c’est pas moi, c’est mon personnage », aussi appelée alibi, permet à la joueuse une expérience de soi et de l’altérité, qui s’avère aussi enrichissante que libératrice.

Cependant, le simple fait de connaître ce procédé nous empêche de nous abandonner vraiment dans le rôle, nous sommes conscientes des limites du concept : le jeu reste une part de la réalité et on n’ose donc pas tout se permettre.

Par ailleurs, quand bien même on souhaite sincèrement s’abandonner dans le rôle, ceci reste très difficile si les autres joueuses ne vous reconnaissent pas une légitimité à l’incarner. On le voit quand le groupe n’arrive pas à différencier l’assignation sociale du personnage de celle de la joueuse, ou quand il refuse de reconnaître des habiletés du personnage si la joueuse n’en est pas pourvue. En cause, une conception du jeu comme “le personnage est ce que fait et dit la joueuse”, qui empêche les joueuses d’être légitimes dans des rôles trop éloignés d’elles-mêmes. La charge cognitive, intense dans certains GN, empêche également les joueuses d’accorder aux actes des autres l’importance qu’ils méritent.

Ces cas où l’alibi ne suffit plus motivent une recherche d’outils pour le renforcer, ce qui sera abordé dans un article suivant, « La fabrication de l’aura ».

 

SOMMAIRE

 

  1. Définitions de l’alibi
  2. L’alibi émancipateur
  3. Quand l’alibi est menacé

3.1. L’auto-sabotage des joueuses

3.2 L’alibi mal compris

3.3. L’alibi démystifié

3.4 Le piratage de l’alibi

3.5. Nous sommes nos personnages

3.6. Un alibi aux limites floues

3.7 Pas d’alibi, pas de transgression

  1. Quand les autres ignorent notre alibi

4.1. Les freins culturels et sociaux

4.2. Les freins liés aux habiletés et aux handicaps

4.3. Le problème avec la recherche de la convergence

4.4. Les enjeux de charge cognitive

 

Conclusion

 

  1. DÉFINITIONS DE L’ALIBI

 

D’après Dico GN (rédigé par Leïla Teteau-Surel et Baptiste Cazes), « L’alibi est la légitimation de ses actions en jeu par le biais du personnage incarné et du contexte du jeu. »

D’après Axelle Cazeneuve, “la base du contrat social en jeu de rôle, c’est l’alibi. […] L’alibi, c’est ce qui nous permet de dire : c’est pas moi, c’est mon personnage. C’est un contrat parce qu’en prenant part au jeu, on s’engage auprès des autres participants et participantes à ne pas leur tenir rigueur, en quelque sorte, de leurs actions roleplay. C’est un aspect essentiel du jeu de rôle, parce que sans cet alibi […], il n’est pas possible de véritablement jouer quelqu’un d’autre, notamment si ce quelqu’un d’autre commet des actions moralement répréhensibles. Jouer une criminelle de guerre ou un manipulateur narcissique n’est possible que parce qu’on a confiance dans le fait que les autres joueurs et joueuses ne prendront pas les actions en personnage pour les actions propres en tant que personne. C’est d’autant plus vrai en […] GN qu’on est directement impliqué·e dans les actions de son personnage et qu’on peut pas se contenter de les représenter ou des les évoquer.

 

Pour aller plus loin :

[Vidéo] Axelle Cazeneuve, LOIDOROS – L’alibi, sur la chaîne Larp in Progress

 

Sur le principe, l’alibi est une forme de contrat social qui stipule que les joueuses ne sont pas tenues responsables des actes et paroles de leurs personnages (et, de fait, acceptent de ne pas tenir compte des actes et paroles des personnages des autres). Autrement dit, « ce qui se passe à Alibiland reste à Alibiland. » : une fois le GN terminé, les joueuses n’ont pas à rendre compte de ce que leurs personnages ont fait.

Le temps du GN constitue un « cercle magique », un espace imaginaire où nous cessons d’être nous pour devenir les personnages ou, du moins, nous changeons de masque social. Dans cet espace, les joueuses sont d’accord pour dissocier les actions et paroles des autres joueuses à ce qu’elles font et disent hors de l’espace de jeu.

C’est un postulat et, bien entendu, en réalité les choses sont souvent assez différentes. En pratique, l’alibi s’associe plutôt à une marge de tolérance (jusqu’où je peux aller avant d’aller “trop loin”) qu’à une vraie déresponsabilisation.

D’une part, la déresponsabilisation ne couvre qu’un espace limité de situations (notamment, les participants restent responsables devant la loi). Ces limites sont souvent informelles et implicites (les participants sont responsabilisés si le bien-être physique et psychologique de l’autre est menacé), souvent floues et arbitraires : là où certains participants ne voient aucun problème à se faire cracher dessus, d’autres peuvent considérer que le contrat est invalide dès qu’un personnage hausse le ton. La marge de tolérance est aussi souvent liée (souvent implicitement) à la distanciation envers le personnage de l’autre (les attaques sur le physique faites par un cyberpirate sous amphétamines passeront plus facilement qu’une même attaque par un personnage proche du participant dans un univers contemporain). Enfin, la déresponsabilisation est seulement prétendue car, en dépit du contrat posé par l’alibi, la psyché humaine crée inconsciemment des transferts entre ses relations “joueuses-joueuses” et ses relations “personnages-personnages” (les joueuses qui jouent des amis tendent à être plus amicaux entre eux à la fin du GN) : nos pensées finissent par se conformer à nos actes

L’alibi et ses manifestations pratiques mènent à des comportement d’exploitation de l’alibi de la part des participants. Du côté de l’abus, on pense facilement à l’abus de la marge de tolérance offerte par l’alibi: notamment des extensions abusives de cette marge (par exemple, pour s’adonner à du harcèlement en dépit d’un personnage qui n’a pas ce profil) ou des réductions abusives de cette marge (par exemple, être vindicatif envers un participant parce que son personnage a désobéi). Il y a aussi des abus de la porosité de l’alibi, aussi bien en “bleed-in”, de l’extérieur vers le jeu (se rapprocher en personnage d’amis connus dans la vraie vie, sympathiser avec une joueuse qui incarne un personnage important) qu’en “bleed-out” du jeu vers l’extérieur (se rapprocher de quelqu’un en personnage pour pouvoir le rencontrer dans la vraie vie, jeux de teambuilding professionnel). Bien utilisé, l’alibi est un facteur d’émancipation généralement unanimement défendu par l’activité GNistique, permettant notamment aux participantes de pouvoir agir en sachant qu’elles ne seront pas jugées personnellement (par exemple, s’autoriser à s’exprimer ou chanter en public).

Bien entendu, l’alibi ne constitue pas une immunité totale : même à l’intérieur du cercle magique, les joueuses sont tenues de respecter la loi (bien que certaines puissent être transgressées, il est par exemple autorisé de proférer des insultes en tant que personnage), et de respecter un ensemble de règles généralement implicites autour du respect de l’intégrité physique, matérielle et psychologique des autres joueuses (nous verrons plus tard que le versant psychologique est le plus ambivalent, car c’est sur cet aspect psychologique que la distinction joueuse / personnage est la moins évidente).

 

L’alibi est un des contrats sociaux presque systématiquement présupposé pour participer à un GN. Mais c’est une de ses composantes tacites. Considéré comme allant de soi, l’alibi est rarement explicité dans les notes d’intentions ou les briefings de GN. Dans la plupart des GN, la mention « vous jouez un personnage » est censée suffire et les joueuses doivent inférer : « ce que fait le personnage ne peut être attribué à la joueuse ».

 

Voici pour les définitions, je l’espère, les plus rigoureuses de l’alibi.

 

Voici d’autre visions fallacieuses de l’alibi qu’on peut rencontrer dans la pratique, et qui sont à l’origine des problèmes qui seront énumérés plus loin :

 

+ L’alibi serait une excuse, de bonne ou de mauvaise foi, pour justifier des comportements.

+ L’alibi serait une permission à la “rudesse” au sens du théâtre d’improvisation (refuser le personnage/la situation de l’autre, lui imposer un personnage).

+ L’alibi serait un état d’immersion forte (on croit à la situation, on est dans la peau de son personnage)

 

Nous voyons donc que l’alibi, dans sa définition la plus rigoureuse, est un concept le plus souvent implicite et par conséquent, pas toujours connu ou compris. Les autres visions de l’alibi, fallacieuses celles-ci, sont tout aussi implicites et peuvent entraîner des confusions dont nous verrons qu’elles sont dommageables. Mais attardons-nous d’abord sur les bienfaits de l’alibi quand le concept est compris et maîtrisé par les joueuses.

 

  1. L’ALIBI ÉMANCIPATEUR

 

Conçu au départ comme un artifice ludique, le concept de personnage, en jeu de rôle ou en GN, nous permet, le temps du jeu, d’épouser l’identité d’une autre personne.

 

Ceci est motif d’évasion mais aussi d’expérience de soi car en réalité, ce que nous faisons et disons en jeu de rôle et, à plus fortes raisons en GN, artifices de simulations mis à part, nous l’avons vraiment fait et dit. Le rôle a été un prétexte pour le faire, à la fois pour nous faire lâcher prise et pour nous acquérir la légitimation par le groupe.

 

Axelle Cazeneuve nous confie avoir peur de chanter en public. Mais quand dans le GN OSIRIS, iel est censé·e incarner un·e artiste reconnu·e, iel peut enfin se lâcher. Iel raconte alors que le public (les autres GNistes) lui est tout acquis. L’alibi a atteint son objectif : il lui a donné le prétexte idéal pour oser une expérience nouvelle.

 

Interpréter un rôle est l’occasion d’une expérience de soi. Nous sommes toujours nous, mais nous tentons des choses différentes.

 

Et ceci enrichit notre vraie vie. En expérimentant le polyamour et la réalisation d’œuvres d’art dans le GN Le Lierre et la Vigne, certaines joueuses ont revu leurs conceptions autour de ce qu’elles se permettaient en art et en amour.

 

Car jouer, c’est faire, nous explique Marie Olivier dans son mémoire d’anthropologie éponyme consacré au jeu de rôle (ouvrage inédit). Grâce à l’alibi qu’il procure, le rôle est un merveilleux outil de construction de notre identité, en nous offrant un espace d’expérimentation safe avant d’en tirer des conclusions pour la vraie vie.

 

Pour aller plus loin :

[Vidéo] Axelle Cazeneuve, LOIDOROS – L’alibi, sur la chaîne Larp in Progress

[Vidéos] Colloque Jeu de rôle et expérience de soi, sur la Web TV de l’Université de Lille

[Podcast] La Scénaristerie du Petit Peuple : Le GN comme expérimentation de soi

[Article] Lille Clairence, Utopies et alibi, sur Courants Alternatifs

[Mémoire] Marie Olivier, Quand jouer, c’est faire. Ethnographie du jeu de rôle (inédit)

Manda, cc-by-nc, sur flickr

 

  1. QUAND L’ALIBI EST MENACÉ

 

Mais tout n’est pas simple à Alibiland. L’alibi fonctionne surtout pour les joueuses habituées à ce concept, mais il est plus fragile chez les joueuses débutantes, et, de façon paradoxale, chez certaines joueuses très expérimentées ou attentives au bien-être des autres, tant ses limites sont difficiles à tracer de façon définitive. Il peut aussi être exploité par des personnes maladroites ou malveillantes pour commettre des abus.

 

3.1. L’auto-sabotage des joueuses

 

La joueuse elle-même n’est pas toujours convaincue par l’alibi. Il en est beaucoup qui échouent à suspendre leur incrédulité dès lors que la feuille de personnage manque de cohérence ou qu’elles estiment ne pas avoir la capacité de jeu ou la confiance en soi nécessaire pour incarner leur personnage. Si une joueuse ne croit pas à son personnage ou ne se sent pas crédible à incarner son personnage, elle ne peut pas s’abandonner à son rôle et atteindre l’expérience de soi et de l’altérité promise par l’alibi.

 

3.2 L’alibi mal compris

 

Par ailleurs, l’alibi étant un principe tacite du contrat social, il est possible qu’il échappe aux joueuses débutantes. Celles-ci ne vont alors pas « oser » se lancer en personnage dans des actions répréhensibles ou socialement engageantes.

 

3.3. L’alibi démystifié

 

Ce concept de l’alibi, à mesure qu’il est popularisé par des articles et des discussions, se retrouve démystifié. Comprenons-nous bien : l’alibi fait partie des concepts qu’il est important de vulgariser. La plupart des joueuses, une fois qu’elles maîtrisent bien ce qu’implique l’alibi, vont enfin pouvoir « se lâcher ». Mais pour certaines, quand on vous explique les trucs, la magie cesse d’agir. On finit par comprendre que l’alibi n’est rien d’autre qu’un prétexte et que si jouer, c’est faire, alors on ne fait que se jouer soi-même. L’alibi offrirait une déresponsabilisation qui rendrait l’expérimentation possible, acceptable. Mais maintenant que le concept est expliqué, nous nous retrouvons à nouveau responsables de nos actes en jeu. Les GN s’avèrent autant d’espaces politiques. Ces jeux sont plus que des jeux et ils visent à transformer les joueuses à travers les personnages. Il en redevient difficile de vraiment oser sortir de notre zone de confort, de nos assignations sociales, parce que l’alibi, considéré comme une duperie, n’a plus cours. Certains GN, comme Love is All de Yannis, visent d’ailleurs à dénoncer l’alibi : dans ce GN, il est question d’embrasser l’autre. Ce baiser, peut-on vraiment soutenir qu’il n’a lieu qu’entre les personnages ? Ceci n’est peut-être qu’un problème de vétéran·e·s du GN habitués à suranalyser leur pratique, mais il méritait d’être souligné.

 

3.4 Le piratage de l’alibi

 

“C’est pas moi, c’est mon personnage” en devient même une phrase suspecte à mesure qu’une nouvelle préoccupation nous assaille : celle de la sécurité émotionnelle. Car si l’alibi peut être un prétexte à expérimentation de soi, il peut l’être aussi à des abus sur les autres s’il n’y a pas de consensus sur les limites entre responsabilité de la joueuse et responsabilité du personnage. Les anecdotes ne manquent pas sur les personnes utilisant leur rôle et le gameplay pour exercer des simulations d’agression qui sont vécues par leurs cibles comme des agressions réelles. C’est un cas de rudesse ou de piratage de l’alibi, puisque la joueuse se sert, inconsciemment ou sciemment, de son personnage comme « couverture » pour exercer des pressions physiques ou psychologiques bien réelles.

 

3.5. Nous sommes nos personnages

 

Car nous savons que la frontière entre joueuse et personnage est poreuse. Car si l’alibi nous permet de nous investir dans notre vie fictive, il implique aussi un va-et-vient émotionnel entre joueuse et personnage.

 

Pour aller plus loin :

[Document] Niina Niskanen, Axelle Cazeneuve, Rachel Hoekendijk, Elise Mirkwood, Céline Foggie, Aurore Valojitch : Pour un GN plus sécurisant : prévenir et combattre le harcèlement en GN

[Article] Hoog, Le bleed à tort et à travers, sur Electro-GN

 

Il est des aspects où la simulation est trop lointaine de la réalité pour nous impacter émotionnellement (encore que les comptes-rendus de ressentis pendant les batailles de GN de masse soient édifiants), mais sur certains terrains, la limite entre le faire et le jouer est très mince.

 

Quand on dit “Je t’aime” ou “Je te déteste” en roleplay, on le dit vraiment. Ça a un impact sur nous et sur les autres. Ainsi, ce témoignage d’un GNiste contraint à jouer une histoire d’amour avec une personne qu’il n’apprécie pas. Et bien à la fin du GN, il était toujours un peu amoureux de la personne. On n’efface pas si facilement l’influence que les rôles ont sur nous. Pour prendre mon cas personnel, j’ai beaucoup de réticence à jouer une histoire d’amour en GN (en jeu de rôle, c’est plus abstrait, j’y arrive bien) car j’ai le sentiment de tromper mon épouse, et ça contrevient à mon engagement personnel dans une démarche de fidélité. Et je n’ai pas non plus envie de courir le risque de tomber amoureux.

 

3.6. Un alibi aux limites floues

 

Nous avons vu que dans le contrat social tacite qui pose l’alibi, celui-ci est limité par le respect de l’intégrité physique, matérielle et émotionnelle des autres joueuses. Mais comment cerner ces limites quand il est difficile de faire la part des choses entre joueuse et personnage ? L’exemple précédent des relations amoureuses en GN est parlant, mais en voici un autre : puis-je me mettre à crier en personnage sur une autre joueuse ? Je peux me retrouver confronté à une partenaire hyperacousique ou qui a des difficultés à gérer émotionnellement le fait de se faire crier dessus. Alors oui, l’alibi devrait me permettre de crier puisque c’est mon personnage, pas moi, mais en criant, je prend le risque d’atteindre l’intégrité physique et émotionnelle. De fait, par principe de précaution, dans une démarche inclusive, les GNistes sont contraintes de jouer à crochets mouchetés. Je rappelle aussi que des vidéos de GNistes en train de crier dans ce qui semblait être l’équivalent d’un remake des Rois Maudits ont servi de support à charge dans l’émission Zone interdite (une émission montée par des personnes n’accordant aucune caution au concept d’alibi, j’en conviendrai). Comment s’abandonner à une intensité d’incarnation quand celle-ci peut nuire à nos partenaires de jeu ou même à l’image de notre loisir ?

 

Pour aller plus loin :

[Vidéo] Zone Interdite, Les jeux de rôles (1994)

 

3.7 Pas d’alibi, pas de transgression

 

Bref, si nous avons été un jour dupes de l’alibi, nous ne le sommes plus vraiment dès lors qu’on réfléchit à tête reposée. En reconnaissant la nature artificielle ou les effets pervers de l’alibi, nous nous retirons alors les possibilités de transgression qu’il nous offrait.

 

aripborip, cc-by, sur flickr

 

  1. QUAND LES AUTRES IGNORENT NOTRE ALIBI

 

S’il peut être difficile de croire à son propre alibi et donc de lâcher prise, cela peut également être difficile pour les autres, à cause :

+ de freins culturels et sociaux ;

+ d’une réticence à accorder de la légitimité à la joueuse ;

+ d’une culture de jeu qui réduit le personnage à la joueuse ;

+ ou d’une difficulté cognitive à accorder de l’importance aux actes de tous les personnages.

 

4.1. Les freins culturels et sociaux

 

Il ne me semble pas que le respect de l’alibi des autres joueuses fasse partie intégrante du contrat social de tous les jeux de rôles et GN. Cela dépend des cultures, des personnes et des dispositifs. Voici quelques cas où l’alibi de la joueuse n’est pas pris en compte, lui retirant sa légitimité à incarner une personne différente d’elle-même, et parfois lui interdisant même une légitimité à incarner une personne proche d’elle-même !

 

Dans le podcast Harry Potter à l’école de la masculinité, Axelle Cazeneuve relate son expérience sur un GN Harry Potter où la création de personnages était assez libre, notamment sur le choix du genre. Assignée femme à la naissance, Axelle décide, lors de la présentation de son personnage, de genrer son personnage au masculin. Puis elle se ravise, précisant que son personnage est de genre fluide (il / elle). Pendant le GN, Axelle joue plutôt son personnage au mode masculin, performant la masculinité (activité où Axelle estime être convaincant·e) et se genrant au masculin. Pourtant, durant tout le GN, la majorité des autres participant·e·s ont genré son personnage au féminin. Axelle explique pourtant qu’elle jouait dans un milieu progressiste plutôt sensibilisé aux enjeux de genre. Et malgré cela, le groupe a ignoré son alibi, genrant le personnage ni au masculin ni au neutre, mais au féminin, renvoyant Axelle à son assignation sociale. Ce constat peut être expliqué à la fois par des déterminismes qui restent forts au sein du groupe, et par le rétropédalage d’Axelle au cours du briefing, qui a brouillé les pistes.

 

Je n’ai pas vocation à jeter la pierre à qui que ce soit en pointant cet exemple, je cherche juste à démontrer que l’alibi n’est pas toujours acquis et que certains facteurs peuvent entraîner le groupe à ignorer votre rôle pour vous renvoyer à votre image habituelle.

 

Pour aller plus loin :

 

[Podcast] Axelle Cazeneuve, Harry Potter à l’école de la masculinité

 

4.2. Les freins liés aux habiletés et aux handicaps

 

C’est un phénomène qu’on observe également lors des combats d’escrime ludique en GN. Si les combats se font à la touche, sans l’appui d’un système qui code les dégâts ou de la magie qui pourrait vous donner un avantage, vous ne pouvez renvoyer l’image d’un adversaire redoutable que si vous êtes en effet redoutable en escrime ludique. Même si votre background, appuyé par vos dires en roleplay, indiquent que vous êtes la plus fine lame du pays, si vous débutez en escrime ludique, vous risquez fort de perdre vos combats, car le gameplay même de l’escrime ludique empêche vos adversaires de tenir compte de votre background.

 

On voit ici que le problème tient moins des personnes que du gameplay. L’escrime ludique “nue” a toute sa place dans les pratiques GNistes, mais ce n’est pas un outil conçu pour soutenir l’alibi. Si vous ne vous assignez pas un rôle correspondant à vos réelles capacités en escrime ludique, on observe une dissonance ludo-narrative. On passera ici sous silence le fait que l’escrime ludique est une forme de combat sportive et donc différente d’un combat réel (où le concept de victoire à la touche n’a pas de sens), de même qu’on ne s’appesantira pas sur les GN utilisant le béhourd au lieu de l’escrime ludique, car ils soutiennent encore moins l’alibi.

 

Le concept d’autorité et de rapports hiérarchiques entre personnages est également souvent problématique en termes de soutien de l’alibi. Sur un GN aux règles légères, si vous êtes une personne avec un faible leadership, il y a un risque que les personnages censés être à vos ordres vous manquent de respect. Même si leurs backgrounds leur indiquent qu’ils vous craignent et vous obéissent, les joueuses vont vite l’oublier si elles estiment que vous ne donnez pas le change.

 

4.3. Le problème avec la recherche de la convergence

 

Il y a bien sûr dans ces cas de figure des enjeux de sexisme et validisme qui ont la vie dure, mais le problème vient essentiellement d’une conception du jeu, commune aux deux exemples précédentes, basée sur le “jouer, c’est faire” : la convergence.

 

La convergence est une technique de jeu qui garantit à la fois simplicité, immersion et sensation de bleed. Elle est donc très prisée et a bien des qualités, à défaut de soutenir l’alibi.

 

La convergence consiste à rapprocher au plus possible les sensations et actions du personnage et de la joueuse. En GN, cela se rapproche assez d’une démarche “what you see is what you get” : ce que tu vois est ce que tu as, autrement dit, on s’appuie surtout sur l’expérience réelle pour en déduire l’expérience virtuelle, on met de côté les simulations du genre « on dirait que je suis très musclée même si je ne le suis pas en vrai » ou « on dirait qu’il y a un dragon devant vous alors que c’est juste un bâton » ou « on dirait que les fils électriques ne sont pas là. »

 

Autrement dit, si vous interagissez avec une joueuse, vous tenez avant tout compte de l’image qu’elle vous renvoie mais aussi de son passif dans la vraie vie. Tout élément de la feuille de personnage qui contredirait ça est difficile à prendre en compte, et le gameplay en convergence tend à effacer au plus possible cette dissonance (je fais ici une caricature, car un jeu peut être convergent sur certains points et divergents sur d’autres). Autrement dit, vous vous baserez sur le roleplay et le passif de la joueuse pour savoir comment genrer le personnage, vous ne concéderez une défaite en escrime que si sa technique de combat est supérieure à la vôtre, vous ne la respecterez que si son roleplay et son passif confirment son statut.

 

La convergence brouille totalement les pistes entre joueuses et personnages. Ici, jouer c’est plus que jamais faire et il n’y pas de place pour le semblant, l’abstraction et pour tenir compte d’informations de background qui ne sont pas corroborées par le roleplay et le passif personnel de la joueuse ou sa réputation.

 

Pour aller plus loin :

 

[Article] Uiop, Le jeu en convergence, sur Courants Alternatifs

[Article] Bross, Les systèmes de règles pourraves – chapitre 3, sur Electro-GN

 

4.4. La difficulté à pardonner

 

Quand nous assimilons la joueuse à son personnage, il nous arrive d’en vouloir à la joueuse pour ce qu’a fait ou dit notre personnage, parce que le personnage nous a blessée, nous a humiliée, a refusé nos avances, parce qu’il a contrecarré nos plans, etc. Il me semble, pour tout ou chacun, difficile de passer l’éponge, bien que ça se voit, des joueuses qui félicitent les autres « pour avoir été une super méchante ». Mais au sein de populations peu sensibilisées à l’alibi, on peut voir des rancunes s’installer au-delà du temps de jeu.

 

Quand on sait par ailleurs que certaines joueuses utilisent leur personnage pour commettre des agressions, il paraît d’autant plus légitime de se dire : « Mais attends, ce que ton personnage m’a fait, c’était pas OK ».

 

Autrement dit, pour des raisons discutables (méconnaissance de l’alibi) ou des raisons légitimes (agressions atteignant la joueuse via le personnage), l’alibi n’est pas un totem d’immunité, une grâce automatique pour nos actes et paroles commis en tant que personnage. Les autres joueuses ne vont pas forcément tout nous pardonner, et cela peut nous freiner.

 

4.5. Les enjeux de charge cognitive

 

Je voulais finir sur un dernier cas d’ignorance de l’alibi qui n’a pas forcément à voir avec la confusion joueuse-personnage mais plutôt avec des enjeux de charge cognitive.

Pour aller plus loin :

[Article] Anonymes, La charge cognitive, sur Wikipedia

 

Un article d’Electro-GN, dont j’ai malheureusement oublié le nom, mentionne ces scènes d’apogées assez fréquentes dans les GN, ou beaucoup d’enjeux se dénouent en même temps. Alors que vous déclarez enfin votre amour à la duchesse, deux sœurs se provoquent en duel à mort à vos côtés… et c’est à ce moment-là que les zombies déferlent.

 

En général, il nous est difficile de roleplayer une réaction émotionnelle forte à tout ce qui survient en même temps : nous nous concentrons alors sur nos objectifs RP personnels, ce qui nous amène à poursuivre une conversation triviale alors que le baron vient de choir au sol, victime d’un poison foudroyant.

 

La conclusion de l’article était : “Le GN est très bon pour nous faire vivre des expériences fortes, il est très mauvais pour nous les faire ressentir.”

 

C’est d’abord une dissonance par rapport à notre propre vécu, mais c’est aussi une ignorance de l’alibi des autres. Quand vous provoquez votre sœur adorée en duel à mort, vous vous attendez à ce que tout le monde réagisse : c’est votre moment. Mais malheureusement, les joueuses restent de marbre, alors que leurs personnages devraient être impactés. L’alibi peut prendre définitivement un bon coup dans l’aile !

 

CONCLUSION

 

L’alibi est une part implicite du contrat social, qui déresponsabilise partiellement la joueuses des actes et paroles de son personnage.

Quand il est connu et compris de la joueuse, elle peut s’abandonner à son rôle et ainsi accéder à des expériences qui lui auraient sinon échappé. C’est un véritable outil d’émancipation quand il permet une expérience de soi et de l’altérité approfondie et sans jugement.

Mais la corporalité du GN et notre faillible humanité finissent un jour par nous rattraper. Certaines joueuses ne croient plus à l’alibi, parce qu’elles ne se sentent pas capables d’incarner le rôle, ou parce qu’elles méconnaissent ou démystifient le concept d’alibi. D’autres encore s’appuient sur ce concept pour commettre des abus, par maladresse, ou malveillance.

Le collectif n’est pas toujours non plus facilitant. La clause de non-jugement incluse dans l’alibi n’est pas toujours respecté et il arrive que les autres nous renvoient à nos assignations sociales, sans nous reconnaître une légitimité à incarner le rôle que nous avons choisi.

 

Pour que nous puissions interpréter une personne différente de nous que le groupe en tienne compte, il nous faudrait être nimbée d’une aura qui nous légitime.

 

Alors, comment peut-on fabriquer cette aura ? Ce sera l’objet de l’article suivant !

 

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Thomas Munier est l'auteur de jeux dans la forêt de Millevaux et dans des rêves (Marins de Bretagne, S'échapper des Faubourgs, Dragonfly Motel). Il anime Outsider, un blog sur l'énergie créative et les univers artisanaux. Il aime aussi les collages à la Prévert, les musiques sombres, le cinéma, le vertige logique, et les petits chats.

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Une réaction à Rien ne va plus à Alibiland

  1. Wow, super article 😀 Merci

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