La fabrication de l’aura

Publié le lundi 8 février 2021 dans Articles

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Mais comment faire pour qu’une joueuse puisse lâcher prise dans son rôle ? En lui fabriquant une aura, pardi !

 

(temps de lecture : 14 minutes)

Brian, cc-by, sur flickr

 

Dans le précédent article, Rien ne va plus à Alibiland, nous avons vu que le principe de l’alibi (« C’est pas moi, c’est mon personnage ») est ce qui permet aux GN d’être des formidables espaces d’expression, d’expérience de soi et de l’altérité. En permettant aux joueuses de lâcher prise, l’alibi leur permet de rencontrer leur personnage, de se libérer pour un temps de la place qui leur est assignée dans la société, d’ignorer pour un temps les limites qui sont les leurs.

 

Il y a bien des fois où cet outil implicite remplit parfaitement son office. Cependant, cet alibi est parfois fragile : il ne suffit pas toujours pour que les joueuses se sentent légitimes à incarner leur rôle, il peut être prétexte pour d’autres à adopter des comportements abusifs, il arrive que le collectif ne respecte pas notre alibi, et enfin nous restons dans une certaine mesure tributaires du jugement d’autrui.

 

Si l’on veut s’assurer qu’une joueuse puisse expérimenter l’altérité, il faut qu’elle puisse s’abandonner à leur alibi et que le groupe y accorde une légitimité. En gros, elle doit se sentir investie d’une aura qui la rend, sinon crédible, du moins acceptée ou acceptable dans son rôle.

 

La fabrication de l’aura est donc un procédé conscient et explicite qui consiste à soutenir l’alibi qui lui est implicite, censé aller de soi. Ceci passe par le game design mais aussi par une attitude particulière de la part de la joueuse, et par l’attitude du groupe.

 

RÉSUMÉ

 

Afin que le concept d’alibi aide vraiment la joueuse à s’abandonner dans son rôle, il faut fabriquer une aura qui la nimbe de légitimité : autrement dit il faut établir un dispositif social, narratif et ludique qui légitime la joueuse dans son rôle. L’aura renforce l’alibi et lui permet d’endosser des rôles éloignés de son assignation sociale ou de sa capacité de jeu en s’y sentant pourtant crédible. Il valide également auprès du collectif la légitimité de la joueuse à endosser le rôle de son choix. On propose à cette fin une batterie d’outils, allant du game design, au roleplay, à une attitude encourageante de la part du groupe, jusqu’à un encadrement global par le dispositif, soutenant l’alibi depuis le moment du briefing jusqu’au moment du débriefing.

 

SOMMAIRE

 

1. Les feuilles de personnages

2. Le game design

2.1. Les ateliers

2.2. Le briefing

2.3. Les scores chiffrés

2.4. Les mécaniques freeform

2.5. La direction artistique

2.6. Les signes gestuels

2.7. Tiers-lieu et cercle magique

2.8. Conclusion

3. La performance de la joueuse

4. Ce miroir que vous tendent les autres

4.1. La joueuse-public et la joueuse-performatrice

4.2. Le play to lift : jouer pour soulever

4.3. Jouer au service et jouer l’impact

5. Entretenir un climat de confiance

5.1. L’immersion dans le personnage nécessite un préalable méta-jeu

5.2. Les techniques de sécurité émotionnelle

5.3. Les débriefing intermédiaires

5.4. Conclusion

6. La clarté de l’information

7. L’importance de la gratitude

 

  1. LES FEUILLES DE PERSONNAGES

 

On l’a vu, l’alibi doit être inscrit sur la feuille de personnage, et cela va dans les deux sens. Si vous jouez la cheffe des vikings, la feuille doit mentionner que vous êtes crainte et respectée, mais chaque feuille de chaque viking doit mentionner (à une ou deux exceptions près) cette crainte et ce respect : sur ces feuilles, il convient de procéder à une véritable inception, insinuant que la cheffe dégage une aura de peur. Selon le relationnel entre personnages, on peut aussi mentionner une aura d’amour, de haine, de confiance…

 

La qualité littéraire de la feuille de personnage a son importance : elle va immerger la joueuse dans son rôle, qu’il lui sera alors plus facile d’habiter avec confiance. Le GN romanesque l’a bien compris avec des feuilles de personnages très écrites, d’une longueur conséquente, souvent entre 30 et 80 pages. Quand la cheffe des vikings intervient, elle n’a rien besoin de dire ou de faire, parce que chacun·e de ses soldat·e·s a en mémoire ses hauts faits et frémit à son approche.

 

Mais une fiche longue et romancée peut aussi rendre le message moins clair, et la longueur peut contribuer à la surcharge cognitive mentionnée dans le précédent article. En tout état de cause, les longues fiches romancées sont surtout adaptées aux GN fondés sur le secret et les révélations.

 

Les rédacteurices de GN ne sont pas donc tous·tes tenues à cette extrémité, mais dans tous les cas, il convient de faire un effort sur le style pour permettre à la joueuse de vibrer avec son personnage, mais aussi de comprendre ce qu’il est censé ressentir vis-à-vis des autres personnages, d’être en condition avant même que le jeu commence. À défaut d’une écriture littéraire des personnages, il convient de s’attacher à ce qui fait sens et soutient l’alibi, notamment à décrire les liens relationnels.

 

  1. LE GAME DESIGN

 

La façon dont les jeux sont mécanisés et scénarisés joue une grande place dans la fabrication de l’aura, et va compenser les éventuelles erreurs humaines : renforcer le game design est moins risqué que de se fier à la seule bonne volonté des joueuses, car cette bonne volonté risque d’être absente dans certaines cultures de jeu.

 

Les feuilles de personnages, mentionnées précédemment, sont déjà des outils de game design, mais il en existe d’autres, intervenant plutôt au moment où tout le monde se réunit.

 

2.1. Les ateliers

 

En préambule, les ateliers peuvent renforcer l’aura, en entraînant les joueuses à se comporter en cohérence avec leur rôle, et avec le ressenti que leurs personnages sont censés éprouver vis-à-vis des autres.

 

Ainsi, on trouvera des ateliers d’expression de genre, qui devraient être couplés de cette façon : la personne qui tente une transgression de genre via son personnage va travailler son expression verbale et corporelle, les autres vont s’entraîner à parler d’elle avec le genre approprié, à travailler la vision qu’elles ont du personnage conformément à son genre et non à celui de la joueuse qui l’incarne.

 

D’autres ateliers, plus classiques, peuvent trouver leur importance dans tout GN : il s’agit de rondes permettant de situer les personnages au sein du groupe ou de la faction. On place une joueuse au centre d’une ronde, et soit à tour de rôle, tout le monde dit ce que son personnage pense du personnage de la joueuse, soit tout le monde pose des questions à la joueuse sur son personnage, soit la joueuse présente son personnage.

 

2.2. Le briefing

 

Le briefing est un autre outil indispensable, à la fois pour rappeler les spécificités des rôles de chacun, mais c’est aussi l’occasion de faire un appel à l’indulgence, expliquer qu’on n’est pas là pour juger ou consommer la performance des autres. J’imagine, par exemple, que le briefing du GN Afro-Asiatik (mixant rap et arts martiaux) était crucial pour dédramatiser le fait que chaque joueuse allait devoir faire une performance artistique ou martiale. Ce qui compte, c’est que tout le monde joue le jeu, pas de faire un concours de talent : rappeler le caractère ludique et non performatif de l’expérience me semble un important prérequis à la fabrication de l’aura.

 

2.3. Les scores chiffrés

 

Ce chapitre est aussi l’occasion de réhabiliter des mécaniques de jeu que les plus immersionnistes ou freeformistes d’entre nous ont pu dédaigner : les scores de compétences. Un personnage qui fait des dégâts énormes, un autre avec un score monstrueux en charisme ou en diplomatie, voilà des outils simples au service de l’aura.

JD Hancock, CC-BY, sur flickr

 

2.4. Les mécaniques freeform

 

Mais d’autres mécaniques plus freeform peuvent idéalement s’y substituer : ainsi ce GN basé sur une hiérarchie forte où les PJ “supérieurs” disposent d’un pouvoir qui s’appliquent à partir du moment où ils touchent le front des “inférieurs” : ces derniers ne peuvent alors plus ni parler, ni bouger, ils doivent attendre que le supérieur s’exprime.

 

Le GN Les Sentes va plus loin encore avec deux règles : “On croit tout ce qu’on nous dit” et “On fait tout ce qu’on nous demande”, qui exonèrent les joueuses d’avoir à être persuasives. Elles peuvent ainsi avancer dans leurs objectifs RP en impliquant les autres personnages sans être obligées de fournir un roleplay convaincant.

 

Pour aller plus loin :

[Podcast] La Scénaristerie du Petit Peuple, Les rôles de pouvoir et les hiérarchies en GN

 

2.5. La direction artistique

 

La scénarisation peut aussi agencer les moments de calme et de tension pour éviter que tous les arcs narratifs atteignent leurs apogées en même temps, créant une cacophonie où personne ne s’intéresse au destin grandiose ou tragique des autres. Dans la murder Harry Potter L’héritage : 7 ans à Poudlard, découpée en actes, le dernier acte est focalisé sur l’action cruciale que vont faire deux personnages. Les autres joueuses ont bien sûr leur rôle à tenir, mais il sera du registre de la conversation. On sait (sans savoir qui) que deux personnages vont être au centre de l’attention. Et ça fonctionne ! Quand les deux personnages font ce qu’ils doivent faire, tous les regards se tournent vers eux. L’effet d’aura est indéniable. L’idéal serait de s’inspirer de cette méthode pour écrire des scénarios qui offrent successivement un quart d’heure de gloire à chaque joueuse.

 

Ceci dit, le climax dramatique d’un GN n’a pas forcément besoin d’intervenir de manière publique. Il peut aussi être “décentralisé”, où chaque petit groupe (voire chaque individu) le vit séparément, phénomène qu’on observe beaucoup dans les GN impro où les enjeux de la « grande histoire » sont souvent éclipsés par les « petites histoires » des unes et des autres.

 

2.6. Les signes gestuels

 

Les mécaniques constituent un langage qui permet d’huiler les rouages. Ainsi des signes gestuels. Par exemple, croiser les doigts signifie : “C’est mon personnage qui fait ça / pense ça / dit ça, pas moi.”, ce qui permet par exemple d’engueuler un autre personnage comme du poisson pourri en signifiant bien que c’est le personnage qui a du ressentiment, pas la joueuse. À l’opposé, j’ai un faible pour le terme “vraiment vraiment” qui permet de s’exprimer en tant que joueuse, et non en tant que personnage.

 

Paradoxalement, la possibilité de faire des différences claires entre joueuse et personnage sans briser l’immersion vous autorise plus largement à vous abandonner à l’alibi, puisque vous avez un moyen de dissiper les ambiguïtés auprès des autres. (Quand bien même ce serait un pieux mensonge de votre part, par exemple si vous voulez rassurer votre vis-à-vis tout en dissimulant que vous êtes en état de bleed intense.)

 

Pour aller plus loin :

[Article] Felondra, Les signes gestuels : petit mode d’emploi, sur Une Pincée de Fel’

 

2.7. Tiers-lieu et cercle magique

 

Mais le rôle principal du game design est plus large : établir un tiers-lieu où les conventions sociales ordinaires n’ont plus cours. Dans le GN Le lierre et la vigne, le polyamour est la norme. Dans le GN Les Sentes, tout le monde est amnésique et l’identité est un concept très fluide. Dans le GN Le quota, certaines joueuses incarnent des migrants, d’autres incarnent leurs assistants, leurs juges ou leurs geôliers. Il me semble ainsi que l’alibi de chaque joueuse est légitimé par l’ambiance générale, quand le chamboulement global des repères permet le lâcher-prise individuel.

 

À ce titre, la mise en place et la sortie du cercle magique (autrement dit, l’espace de réalité virtuelle) me semblent importants à ritualiser pour donner à la fois une vraie consistance à ce tiers-lieu et aussi en bien délimiter les frontières dans l’espace et dans le temps.

 

Pour aller plus loin :

[Article] Lille Clairence, Utopies et alibi, sur Courants Alternatifs

[Article] Bross, Pervasivité, effet Bleed & cercle magique, sur Electro-GN

 

2.8. Conclusion

 

En se substituant à la prestation roleplay de la joueuse, la mécanique de jeu la rend crédible dans des rôles que ses assignations sociales ou son manque de capacité de jeu lui auraient refusés. En ordonnant l’espace et le temps, un game design vertueux facilite l’interprétation du personnage, évite les problèmes de surcharge cognitive, et établit une zone de non-réalité qui dessine de nouveaux possibles.

 

Pour aller plus loin :

[Article] Baptiste Cazes, La capacité de jeu, partie 1 : Quel joueur êtes vous ?, sur Electro-GN

 

  1. LA PERFORMANCE DE LA JOUEUSE

 

Est-ce à dire qu’un bon game design exonérerait la joueuse de tout effort de roleplay ? Oui et non.

 

Oui, parce qu’à mon avis, dédramatiser la question du roleplay est un des prérequis à l’émancipation. Un GN n’est pas une pièce de théâtre, une joueuse n’est pas là pour obtenir le premier prix de comédie.

 

À des joueuses en crise de légitimité, parce que débutant en GN et/ou se confrontant à un rôle loin de leur assignation sociale ou de leur zone de confort, je conseillerais d’avant tout se laisser porter par les événements, sans viser le jeu théâtral ou l’assentiment du groupe : cela me semble nécessaire pour que la joueuse s’amuse, se sente à sa place dans le collectif, et rencontre son personnage.

 

Pour autant, j’inviterais la joueuse à garder un ancrage dans le roleplay. Pour rencontrer le personnage, il faut faire au moins un pas vers lui, c’est-à-dire rechercher un minimum de convergence, que ce soit dans la préparation du costume, dans une réflexion sur la gestuelle, dans une appropriation des objectifs RP.

 

Si une joueuse veut chanter durant le GN, répéter la chanson trois ou quatre fois va sûrement aider, davantage si elle veut chanter sans avoir les paroles sous les yeux. Mais au-delà de ce minimum syndical, c’est l’alibi qui prend le relais. Faire davantage d’efforts ne devrait relever que d’une recherche plus aboutie de fusion avec le personnage, mais ne devrait pas être le résultat d’une pression sociale. Comprenons-nous bien, la pression sociale peut être une aide pour certaines joueuses qui recherchent un dépassement de soi, mais elle est un frein pour celles qui souffrent du regard des autres, donc des notes d’intention du genre : « nous espérons une implication forte de votre part. » ou « une attention toute particulière sera portée au jeu théâtral. » sont OK pour certains GN, mais ne méritent pas d’être classées comme inclusives.

 

Il me semble que l’équilibre à trouver procède de la connaissance de soi. Vous pouvez dire en briefing : “Je suis votre cheffe mais je vous préviens : en vrai, je suis incapable de crier. Mais considérez que mon personnage le fait.” Vous pouvez aussi adapter votre roleplay à votre capacité de jeu, en jouant une cheffe qui serait plus dans la froideur que dans le hurlement : charge à l’aura de mettre de l’huile dans ces rouages.

 

Pour aller plus loin :

 

[Podcast] Café Nonobstant : Comment créer/incarner un PJ crédible et/ou réaliste ?

Lauriepinkham, public domain

 

  1. CE MIROIR QUE VOUS TENDENT LES AUTRES

 

Ni un game design efficace ni un investissement de la joueuse ne suffiront à légitimer l’alibi si les autres n’y mettent pas du leur. En somme, il leur revient de dépasser le jugement de performance et de participer pleinement à la fabrication de l’aura, engendrant une boucle vertueuse qui va permettre à chaque joueuse de vivre pleinement son rôle. Fabriquer l’aura au lieu de le jauger, c’est là la mission du groupe.

 

4.1. La joueuse-public et la joueuse-performatrice

 

On entend souvent dire que dans les jeux de rôle ou le GN, il y a un public, en l’occurrence les autres joueuses. C’est une idée utile à bien des égards, en revanche elle comporte deux risques : que les joueuses soient découragées d’interpréter leurs personnages par peur de ne pas rencontrer les attentes du public, et que les joueuses, se comportant comme un public, deviennent consommatrices du jeu des autres.

 

Pour éviter ces deux risques, nous devons déconstruire l’idée que nous avons de nous-même en tant que public : en GN, nous sommes un public, certes, mais un public engagé.

 

Quand il s’agit d’incarner l’autre, le désir de bien faire peut se heurter à l’impossibilité de bien faire, parce qu’on connaît trop mal cette altérité, ou parce qu’on estime la connaître mal. Exemple avec Alquen, un homme cis-hétéro qui, visiblement ouvert d’esprit dans le registre des rôles qu’il s’autorise à incarner, a pourtant des réticences à incarner des femmes cis ou des personnes trans, craignant mal faire, pensant mal connaître. À ce genre de blocage, je ne pense pas que répondre : « c’est juste un personnage normal avec le genre qui change » puisse suffire. La légitimation de l’interprétation par le reste du groupe est nécessaire, et elle passe par accepter le fait que la personne risque de faire des erreurs d’interprétation, peut-être des caricatures, et montrer une certaine indulgence à cet égard, quitte à préparer à l’avance en atelier et à en reparler ensuite en débriefing, pour faire mieux la prochaine fois. Sans cette indulgence, il me semble qu’on freine des personnes de bonne volonté qui souhaitent élargir leur palette de rôles et aller vers l’altérité.

 

Pour aller plus loin :

 

[Fil de discussion] Alquen, Peut-on être un homme, hétéro, cis-genre et original ?, sur L’Auberge Virtuelle

 

4.2. Le play to lift : jouer pour soulever

 

Nous sommes là pour encourager la performance des autres joueuses et lui faire écho, pas pour l’évaluer ou en profiter.

 

C’est là qu’intervient une façon de jouer particulière : le play to lift (« jouer pour soutenir »). Elle se distingue du play to win (« jouer pour gagner ») et du play to lose (« jouer pour perdre ») qui sont deux façons de jouer assez centrées sur son propre perso. Le play to lift consiste à utiliser son personnage pour faire briller les autres. Le personnage est alors vu comme un outil pour donner la réplique, pour fournir un antagoniste ou un adjuvant idéal à un autre personnage, pour le mettre en valeur. Quelques joueuses en play to lift au sein d’un GN contribuent déjà grandement à l’aura des autres personnages, mais si elles sont en majorité, il y a un effet où tout le monde tient lieu de béquille (ou de projecteur) aux autres, ce qui crée une harmonie de jeu constructive.

 

4.3. Jouer au service et jouer l’impact.

 

Dans son blog JenesuispasMJmais, Eugénie introduit deux notions héritées du théâtre d’improvisation qui sont aussi de grandes fabricantes d’aura : jouer au service (mon personnage est au service des autres joueuses / de l’intrigue) et jouer l’impact (par mon personnage, voir aussi par mes réactions de joueuse, je montre que les actions des autres personnages marquent les corps et les esprits).

 

Eugénie a aussi un signe gestuel que j’inclurais dans “jouer l’impact” : c’est faire un cœur avec les doigts (on peut trouver des équivalents plus ou moins immersifs, comme se frapper le cœur avec le poing) qui signale à l’assemblée (le mouvement de rotation sur soi est important) qu’on aime ce qui est produit. C’est exactement ce genre de validation qui peut légitimer un alibi, pour peu qu’on accepte le côté méta du procédé. Il semblerait que lorsqu’une personne doit réaliser une performance (notamment artistique), elle est objectivement meilleure si le public ou les participant·e·s lui envoient des signes d’approbation. C’est la mécanique qui est à l’œuvre dans le cœur avec les doigts : c’est plus que de la pensée positive, ça a réellement un impact sur la qualité et l’intensité du roleplay des autres.

 

Être fan des personnages des autres, cultiver une indulgence vis-à-vis des autres joueuses, me semble une attitude propice à l’épanouissement de toutes par le roleplay, si on l’adosse au fait de casser l’idée qu’on est ici pour “bien jouer”.

 

Pour aller plus loin :

 

[Article] Susanne Vejdemo, Play to Lift, not Just to Lose, sur Nordic Larp

[Article] Eugénie, Jouer au service 1, sur JenesuispasMJmais

[Article] Eugénie, Jouer l’impact 1, sur JenesuispasMJmais

 

  1. ENTRETENIR UN CLIMAT DE CONFIANCE

 

5.1. L’immersion dans le personnage nécessite un préalable méta-jeu

 

Les concepts de jeu au service précédemment évoqués me font soulever un paradoxe méta : pour que la joueuse puisse s’abandonner en toute confiance à l’alibi, un climat de confiance doit être établi hors-jeu : il faut être socialement en confiance, pour oublier un instant la joueuse et s’abandonner dans le personnage. J’en reviens à l’importance du “OK check-in”, le réflexe de demander régulièrement à chaque joueuse si ça va “vraiment vraiment”, et de demander “Qu’est-ce que je peux faire pour toi ?” si ça ne va pas.

 

5.2. Les techniques de sécurité émotionnelle

 

Les techniques de sécurité émotionnelle consistent essentiellement à préserver à la fois l’alibi émancipateur et l’intégrité psychologique des joueuses en bornant les limites de l’alibi. Votre alibi s’arrête quand il porte atteinte au confort émotionnel des autres joueuses. À l’intérieur de cette limite, votre liberté et votre légitimité sont totales. Les techniques de sécurité émotionnelle telles que les safe words (des noms de code permettant de bloquer des situations de roleplay embarrassantes) aident à aller plus loin, et nous protègent également des personnalités les plus maladroites ou toxiques.

 

Pour aller plus loin :

[Article] Muriel Algayres, Marianne Cailloux, Hoog & Skimy, La sécurité émotionnelle, sur Electro-GN

 

5.3. Les débriefing intermédiaires

 

Dès qu’un GN dépasse deux heures (hors atelier et briefing / débriefing), il me semble intéressant d’y insérer des phases de débriefing intermédiaire). Dans le GN Les Sentes, on demande au début du jeu au moins une volontaire par faction pour représenter sa faction en hors-jeu lors de ces débriefings intermédiaires. Elle fait alors remonter l’état d’esprit des joueuses au sein de la faction, signale ce qui marche et pointe les problèmes. On cherche ensuite une solution collective. Dans la session Hiver Nucléaire du GN Les Sentes, ces débriefings intermédiaires ont permis de remonter un problème typique d’aura : la faction de la Milice ne faisait pas assez peur aux autres factions, ce qui était mal vécu par les joueuses de chaque faction. Nous avons ensemble rappelé les outils de leadership à disposition de cette faction, et proposé aux joueuses des autres factions d’intensifier leur rapport à la Milice.

 

Pour aller plus loin :

[Compte-rendu de session] Thomas Munier, Hiver Nucléaire

 

  1. 4. Conclusion

 

Aucun de ces outils ne suffit à lui seul à créer l’aura recherchée. Mais ils participent à ce climat de confiance où l’on voit que l’on veut toutes aller dans la même direction, qui est généralement : que chacune puisse jouer son personnage à fond.

 

Ils me semblent que les barrières qui bloquent notre expression et notre abandon dans l’alibi sont les mêmes : on a peur que les autres nous trouvent folles, ridicules ou ennuyeuses. Je crois que ces peurs peuvent se dissiper une fois ce climat de confiance établi.

 

  1. LA CLARTÉ DE L’INFORMATION

 

Aucune de ces conditions préliminaires à la fabrication de l’aura ne me semblent réalisables sans une clarté du contrat social au moment de la communication en amont du GN. Être clair sur les attentes (et surtout sur les non-attentes) est primordial à l’abandon dans l’alibi.

 

Des techniques de transparence (i.e. on apporte à la joueuse des informations que le personnage ignore) peuvent également aider : ainsi, on peut plus facilement jouer au service si on sait ce que l’on attend de nous, on peut plus facilement s’abandonner dans une scène si on en connaît les tenants et les aboutissants.

 

La transparence n’est pas une condition sine qua none, mais elle favorise la co-création et la confiance, et permet de gagner du temps. Un jeu à secret permettant de fabriquer l’aura me semblera plus exigeant en matière de briefing et d’outils méta en cours de jeu.

 

  1. L’IMPORTANCE DE LA GRATITUDE

 

“Merci !” me semble être un bon mot de la fin pour consolider le climat de confiance. “Merci de participer”, lors du briefing. “Merci d’avoir participé.”, lors du débriefing. C’est un “Merci pour votre présence” plutôt qu’un “Merci pour votre jeu” : encore une fois, c’est la présence des joueuses qui est appréciée. Les personnages, on leur fout la paix, on n’est pas là pour les juger, ils appartiennent au monde intouchable de la transgression. Il me semble que pour que les personnages conservent leur aura, nous devons cultiver une attitude inconditionnelle : ce n’est que dans la non-attente que la joueuse peut vraiment s’émanciper, les désirs de performance ne sont jamais plus puissants que lorsqu’ils sont facultatifs.

 

CONCLUSION

 

Oui, l’alibi est un formidable prétexte pour une expérience de soi et une expérimentation de soi à travers le rôle. Mais ça ne se fait pas tout seul, l’alibi n’est vraiment effectif que lorsque le personnage dispose d’une aura qui le rend aussi légitime dans l’esprit de la joueuse qui l’incarne que dans celui des autres. Pour cela, il faut fabriquer l’aura, par du game design, par une certaine approche du roleplay, par une attitude facilitante de la part du groupe, et par un dispositif général qui introduit un climat de confiance. Quand tous ces facteurs sont réunis, il se produit ce que kF appelle la « déresponsabilisation créative » : la part de créativité qui nous échoit semble juste à notre mesure, ni trop réduite, ni trop grande, juste la taille idéale de défi pour nous inciter à sauter dans le vide.

 

La fabrication de l’aura procède d’une démarche de « l’alibi pour tous·tes ». En cela, l’aura est un outil utile pour quiconque cherche à vivre ou produire une expérience immersive et inclusive.

 

Pour aller plus loin :

 

[Article] kF, Les clés et les nuages (2) : la déresponsabilisation créative, sur Ristretto Revenants

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Thomas Munier est l'auteur de jeux dans la forêt de Millevaux et dans des rêves (Marins de Bretagne, S'échapper des Faubourgs, Dragonfly Motel). Il anime Outsider, un blog sur l'énergie créative et les univers artisanaux. Il aime aussi les collages à la Prévert, les musiques sombres, le cinéma, le vertige logique, et les petits chats.

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