Techniques du récit – Le récit – Partie 4

Publié le mercredi 25 janvier 2012 dans Articles

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Lire la partie précédente

Le récit du seigneur des anneaux peut être résumé simplement : il s’agit d’apporter un objet d’un point A à un point B, par une route semée d’embûches. L’intrigue est donc structurellement assez simple à mettre en place, puisque la majorité des obstacles peuvent être occasionnés par des PNJ (les multiples attaques que subit le héros). Le scénariste a donc une bonne maîtrise du rythme de son histoire, représenté ici par une route à parcourir, sur laquelle il peut placer les obstacles comme il le souhaite. De même il peut faire jouer l’intégralité du récit à son personnage, y compris la première partie avant la découverte de l’objectif réel, pour peu que le personnage soit suffisamment bien caractérisé pour avoir toutes les chances d’accepter la mission qui lui est confiée.

Il y a cependant quelques aspects intéressants dans cette intrigue. Tout d’abord la puissance de l’anneau qui corrompt peu à peu l’esprit du protagoniste. Cela peut bien sûr être géré par des règles, par exemple une indication au joueur de différents effets qui s’appliquent au bout d’un certain temps pendant lequel il a porté l’anneau, ou mieux encore lorsqu’il passe dans certaines zones, puisque dans notre cas l’avancée dans l’histoire est plus spatiale que temporelle. C’est une bonne solution pour maîtriser le rythme et être sûr que le personnage passe l’anneau à son doigt lors du climax pour avoir une belle scène de jeu.

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L’autre solution consiste à laisser le joueur complètement libre de ce rythme, en lui indiquant uniquement que l’objet prend peu à peu possession de lui et le rend de plus en plus paranoïaque. C’est alors au joueur de maîtriser entièrement le rythme de cet obstacle, qui devient interne au personnage. Cette solution est évidemment plus risquée, parce qu’un joueur trop enthousiaste risque de rendre cet obstacle trop fort, trop rapidement dans l’histoire, et un joueur trop timoré ne le jouera pas suffisamment pour que l’obstacle ait un réel impact. En revanche cette solution peut être beaucoup plus gratifiante pour le joueur, puisque c’est lui qui contrôle le rythme de son récit (du moins cette partie-là), et il est maître de pouvoir enclencher des scènes qui lui semblent opportunes à un moment donné, là où il ne pouvait que subir les effets donnés par l’organisateur dans la première solution, alors qu’ils auraient été peut-être plus appropriés dans une scène un peu plus tôt ou un peu plus tard. Évidemment pour que cette solution puisse fonctionner, il faut que le joueur ait une vague idée du temps que va prendre son histoire, et du moment où il se rapproche du climax, pour pouvoir doser efficacement l’évolution de son obstacle interne.

Les autres éléments qui me semblent notables dans cette intrigue sont toutes les rencontres avec des personnages potentiellement PJ dans un GN et non PNJ (Elrond, Boromir, Faramir, éventuellement Gollum). La scène du conseil par exemple est intéressante parce que si ce sont des joueurs qui y participent et qui ont des objectifs différents, vous avez tout intérêt à faire en sorte que la décision qui soit prise corresponde à votre scénario (par exemple avec un bon équilibre de voix lors du conseil). Dans ce cas bien sûr il s’agit de donner au protagoniste son objectif, et il n’y a pas de réel conflit, donc il ne s’agit pas vraiment d’un problème. Au contraire d’ailleurs, une scène de ce type faite par des joueurs leur donnera la sensation d’être à l’origine de l’histoire, alors que vous savez déjà que vous allez retomber sur vos pieds. De même le protagoniste attend la décision avec anxiété, sans savoir ce que les autres personnages vont décider. Même s’il n’y a pas d’obstacles, le protagoniste n’a aucun moyen de le savoir pendant le jeu, ce qui fait que la scène garde son intérêt.

Un inconvénient à avoir une intrigue qui nécessite des actions d’autres joueurs dans son déroulement est le risque de ne jamais voir celles-ci se déclencher. Si le joueur Gandalf ne vient jamais dire à Frodon que son anneau est dangereux et qu’il faut l’amener à Fondcombe, le GN de Frodon ne se lancera jamais. Ce problème est récurrent dans les jeux où ce sont les révélations des joueurs qui font avancer l’histoire, et c’est à la fois au scénariste de correctement caractériser ses personnages pour qu’ils agissent comme il le souhaite, et aux joueurs d’être attentifs à utiliser ces éléments qui leur sont donnés pour faire avancer leur jeu ou celui des autres.

Les personnages obstacles

En ce qui concerne les personnages qui sont des obstacles directs à un autre (dans notre exemple Boromir, Faramir, Gollum), les confier à des joueurs devient nettement plus problématique, et nous entrons alors directement dans l’opposition entre le jeu et l’histoire, puisque non seulement l’échec du héros devient possible (ce qui n’est pas forcément gênant dans une histoire), mais il le devient bien avant la fin du jeu. Or la gestion de cet échec par le joueur est extrêmement difficile s’il n’est pas aidé par le scénariste. Si Boromir prend l’anneau à Frodon alors que le voyage vient à peine de commencer et part au Gondor, votre joueur interprétant Frodon est mal barré pour la suite du GN. Bien sûr il peut ne s’agir pour lui que d’un obstacle momentané et il peut tenter de reprendre l’anneau, mais s’il est seul et qu’il n’a aucun moyen à sa disposition pour y parvenir, vous risquez de vous retrouver avec un joueur découragé qui s’ennuie jusqu’à la fin du jeu parce qu’il ne sait pas comment relancer son action.

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Il me semble donc primordial pour un scénariste de repérer les obstacles liés à des joueurs, et de s’interroger sur les moyens qu’a le personnage de retomber sur ses pieds s’il est vaincu. Cela peut d’ailleurs passer par une modification de ses objectifs. Dans l’exemple précédent, si Boromir a récupéré l’anneau, une solution peut être de faire intervenir le PNJ Gandalf pour expliquer à Frodon qu’il se doutait que cela finirait ainsi, mais que Frodon a montré sa bravoure, et qu’il est prêt maintenant à venir aider Aragorn à récupérer son trône, seule solution pour arrêter Sauron. En faisant cela vous remarquerez que j’opère deux modifications structurelles. La première est que je raccroche Frodon à l’intrigue principale d’un autre PJ (Aragorn), en en faisant un allié. Cela peut fonctionner car il s’agit d’un nouvel objectif toujours lié au même besoin général (sauver le monde contre Sauron). Par contre on voit bien qu’il s’agit d’un objectif moins gratifiant pour le joueur, puisqu’il n’en plus le sujet principal. La seconde modification est que je transforme l’une des épreuves principales du héros par une épreuve qualifiante, une première rencontre avec l’adversaire où le héros montre sa bravoure. Cela peut fonctionner car cet obstacle arrive assez tôt dans le récit, on se doute que cela fonctionnerait moins bien si cela arrivait au moment où Frodon est attaqué par l’araignée géante Arachne, et qu’il a déjà prouvé sa bravoure à maintes reprises. On pourrait bien sûr imaginer d’autres solutions pour permettre au joueur de rebondir sur cet échec.

On peut noter que de même que pour la scène du conseil où l’obstacle n’est qu’apparent, on peut procéder de même avec les obstacles dont nous venons de parler. Mis à part Gollum qui est le vrai adversaire du héros, Boromir et Faramir n’ont en fait que peu d’intérêt pour cet anneau, il s’agit d’une intrigue secondaire pour eux. Le scénariste peut ainsi s’assurer qu’ils ne seront des obstacles qu’en apparence pour le protagoniste, en leur donnant suffisamment d’indications montrant qu’ils finiront par laisser Frodon partir et accomplir sa quête (c’est d’ailleurs ce que fait Faramir dans le film). On pourrait même imaginer un jeu dans lequel l’organisateur indique clairement au joueur incarnant Boromir que lorsqu’il parviendra à s’emparer de l’anneau, il prendra conscience de ce qu’il a fait et le rendra en changeant totalement son objectif (cette prise de conscience deviendrait alors l’épreuve qualifiante de ce personnage).

Quant au cas de Gollum, il s’agit sans doute du personnage le plus difficile à confier à un autre joueur, car récupérer l’anneau est clairement son objectif principal, et s’oppose complètement à celui de Frodon. Avoir deux joueurs adversaires de cette façon créera assurément un antagonisme fantastique et très intéressant à jouer, mais il faut alors s’attendre à voir un vainqueur et un vaincu, et prendre le risque que l’affrontement final se déroule bien avant la fin du GN.

Résumons un peu ce que nous venons de dire de cette intrigue et les questions soulevées que l’on peut appliquer de façon plus générale à d’autres intrigues :

–       Quels sont les différents nœuds dramatiques de l’intrigue, les moments où elle évolue ?

–       Quels sont les obstacles externes au personnage, les obstacles internes ?

–       Est-ce que mon joueur peut gérer lui-même l’évolution de ses obstacles internes ?

–       Les obstacles externes sont-ils PJisables ou est-il préférable de les confier à des PNJ ?

–       Les PJ qui doivent faire avancer l’intrigue par leur action ont-ils toutes les raisons de le faire, faut-il prévoir un plan B s’ils ne le font pas ?

–       Si le protagoniste risque d’échouer avant la fin du jeu, a-t-il une solution pour rebondir, relancer l’action ?

Du rythme du récit en GN

Nous venons de le voir, le rythme du récit, en passant par les différents nœuds dramatiques, dépend à la fois du scénariste pour les éléments extérieurs au personnage que du joueur pour les événements qu’il déclenche lui-même. Il existe cependant d’autres éléments qui viennent perturber ce rythme.

Comme nous l’avons dit précédemment, l’un des problèmes concernant le rythme en GN est qu’un personnage a souvent de fortes chances de jouer des scènes qui ne font pas du tout progresser sa propre histoire. Chaque joueur a donc intérêt, s’il veut rester concentré sur son jeu, à essayer d’éliminer ces scènes superflues en évitant de se laisser embarquer dans des intrigues auxquelles il est complètement étranger.

Toutefois ce problème ne peut être entièrement résolu. Bien souvent, chaque personnage sera secondaire dans une intrigue concernant un autre personnage, et bien que cette intrigue ne l’intéresse pas outre mesure, il faudra qu’il y consacre un peu de son temps, pour que le récit d’autres personnages puisse fonctionner. Être à l’écoute des autres joueurs et de leurs besoins dans un GN est primordial pour la réussite de celui-ci. Pour un scénariste, repérer ces intrigues secondaires et tenter de leur donner tout de même un intérêt est un travail qui peut être laborieux, mais qui ne doit pas être sous-estimé si l’on veut que toutes les intrigues puissent effectivement se déclencher et créer du jeu. Et si pour une intrigue donnée, cela semble impossible, il faut alors se demander si le personnage secondaire de l’intrigue n’a pas plus de raison d’être joué par un PNJ plutôt que par un autre joueur.

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Prenons l’exemple d’un western où je joue un aventurier solitaire animé par un désir de vengeance. Arrivé dans un patelin où va se dérouler le GN, en traquant ceux de qui je veux me venger, je fais la connaissance d’un fermier du coin que je protège d’une bande de hors-la-loi. Le GN commence, et le fermier vient me demander de l’aider pour sauver son fils enlevé par les bandits. C’est un exemple typique d’intrigue de GN où je suis l’allié du fermier dans une histoire dont il est le personnage principal. Ici de deux choses l’une. Soit cette intrigue n’a rien à voir avec mon histoire de vengeance, et ces scènes sont superflues dans mon propre récit, soit le scénariste fait en sorte que cette intrigue secondaire fasse avancer ma propre histoire. J’apprends par exemple que l’un des bandits connaît bien l’un de ceux que je recherche, j’ai donc un véritable intérêt à aider le fermier. Cet exemple peut paraître évident et pourtant on trouve de nombreux cas en GN de relations de ce type qui n’apportent rien à l’histoire centrale d’un personnage.

Conclusion

Cette première partie, qui visait à présenter de façon générale des notions de dramaturgie et de narratologie, a peut-être pu vous sembler un peu théorique et parfois éloignée de la réalité de notre activité, mais elle était toutefois nécessaire pour pouvoir aborder ce qui va venir dans les parties suivantes de la conférence concernant les personnages et les intrigues. Les scénaristes qui font les séries, les films et les livres qu’on aime utilisent des méthodes éprouvées, qui ne sont pas si nombreuses et qui sont souvent plus concrètes que ce que je vous ai présenté, même si elles se fondent sur ces éléments de narratologie, qu’il était donc nécessaire de présenter. Ce sont ces méthodes que vous allez découvrir dans les deux parties à venir.

Lire la partie sur les personnages.

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GNiste depuis le début des années 2000, cofondateur de l'association eXpérience, Vincent est présent sur Electro-GN depuis son lancement en 2011. Après une trentaine d'articles, il se consacre désormais davantage à la gestion quotidienne du site et à la planification des nouveaux articles. Convaincu qu'il y a encore énormément à découvrir sur le GN et ce qu'il permet, il espère que de nombreux GNistes continueront d'écrire et de partager leurs réflexions sur Electro-GN ou ailleurs.

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3 réactions à Techniques du récit – Le récit – Partie 4

  1. Merci beaucoup pour cette série d’articles très instructive.

    Je pense que lors de notre prochaine réunion scénario de GN on va travailler avec une meilleure approche.

    Mv/

  2. merci c’est très agréable de lire ça.

     

     

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