Les systèmes de règles pourraves – tome 4 & fin

Publié le lundi 29 octobre 2012 dans Articles

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Lire la partie précédente.

Vers (un peu) de philosophie – « Et monsieur Paul, le sympathique proxénète grec, vous croyez que ça l’amuse qu’on l’appelle le maquereau Paul, à Athènes ? »

La lettre ET l’esprit

Quand on veut organiser un jeu dans un contexte si spécifique qu’on ne peut pas trouver de solution de convergence (lois physiques et naturelles différentes : magie, gravitation différente) ou, plus universellement, pour gérer des situations de jeu spécifiques (confrontation violente entre personnages et non pas entre joueurs), il ne reste que le recours à la règle, peu voire pas intuitive, et l’augmentation sensible du risque de pourravitude. C’est ici que la communication autour du contenu du jeu peut prendre le relais. Les bonnes attentes autour d’un jeu donné et les bons comportements à adopter sont partie intégrante de la convention, ils ont donc la même importance, requièrent la même connaissance éclairée et la même adhésion préalable que les règles du jeu au sens strict. Sans dévoiler le contenu du jeu, établir un socle de valeurs communes est utile pour susciter l’adhésion et le respect, voire l’intégration intuitive de la règle, quand bien même elle paraîtrait maladroite ou contestable à priori, voire indéfinie.

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Les exemples de jeux exploitant des univers très divergents de la réalité, notamment issus du cinéma et/ou volontairement parodiques, voire comiques, avec des règles en apparence pourraves ne manquent pas. Mais reconsidérée dans la perspective du contenu du jeu, une règle apparemment pourrave peut faire sens et maintenir la cohérence du simulacre. Quand il s’agit d’un GN Harry Potter et de ses règles de magie, ou d’un GN super-héroïque massivement multi-joueurs en ligne et de ses règles de super-pouvoirs, l’adhésion de chaque agent du jeu aux codes visuels, esthétiques, gestuels propres à chaque environnement est normalement acquise dès l’inscription au jeu. Le socle de valeurs communes et structurantes est défini tacitement et intégré intuitivement par chaque agent. La convention est bien réelle. La règle pourrave ne brise pas l’illusion, elle la renforce. La règle n’est donc pas pourrave.

À l’opposé, nous avons déjà évoqué des partis pris radicaux sur ce blog, au sein de jeux estampillés “Nordic LARP”, notamment la violence simulée entre personnages-joueurs : le fameux “la douleur fait mal, la mort tue”. À sa façon, cette règle extrême dans sa présentation, est bonne sur le fond, car structurante : elle énonce clairement un moyen d’action conventionnel mis à la disposition des joueurs, à savoir la violence réelle. Sans dédouaner les participants de leur responsabilité, sans leur donner l’autorisation de recourir à la véritable violence, tout en leur rappelant que s’ils ne souhaitent pas jouer dans ces conditions, s’ils n’adhèrent pas à la convention, libre à eux de ne pas jouer ; et que s’ils ne souhaitent pas subir cette violence réelle, ou avoir de vrais problèmes judiciaires dans la vraie vie en faisant subir cette violence réelle à autrui, à eux de résoudre autrement les conflits dans l’espace-temps du jeu. Finalement, par une phrase courte, cette règle structure complètement le jeu dans son rapport à la violence. Visiblement, le contenu du jeu avait été pensé en amont de la règle. Enfin, parce que la règle “tout ceci n’est qu’un jeu” demeure, sa mise en perspective avec l’énoncé “la douleur fait mal, la mort tue” aboutit à une règle intuitive.

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Reste un cas de figure fâcheux : le jeu le mieux conçu, avec les meilleures règles qui soient, ceci incluant l’établissement d’une convention intuitive sur les bons codes et comportements à adopter dans l’espace-temps du jeu, avec une qualité de simulacre constante et parfaite, pourra toujours être vandalisé par un agent isolé qui ne respecte pas, par ignorance, incompréhension, malentendu ou même volontairement, le cadre proposé. On ne peut pas toujours imputer aux auteurs d’un jeu, aux règles ni même au jeu proposé, la responsabilité d’une situation de pourravitude. Bien souvent, le problème viendra de joueurs pourraves, qui pour des raisons très diverses, n’agissent pas (ou plus) conformément à la convention générale, et pour parler crûment, font chier le monde.

Comment se prémunir de ça ? Je crains que malheureusement, aucun antidote n’existe : côté organisateurs, on peut seulement faire de son mieux en amont du jeu, pour que la convention soit la plus explicite possible, et faire confiance aux joueurs. Côté joueurs, chacun devrait s’astreindre à un questionnement personnel honnête et lucide sur ses motivations, ses attentes, ses capacités réelles à comprendre la convention et à l’intégrer pendant toute la durée du jeu. Quitte à passer son chemin quand le doute demeure. Hélas, s’il est facile de critiquer autrui, identifier et reconnaître ses propres lacunes n’est pas à la portée de tous. Et quand bien même on parviendrait, pour une fois, à anticiper sa propre inadéquation avec un jeu donné, il n’est jamais garanti que la fois suivante, on parvienne à raisonner aussi efficacement. D’autant plus qu’il demeure quasi-impossible de savoir à l’avance ce que sera la convention idéale pour un jeu donné, avant le début du jeu (et parfois même pendant, la convention souhaitée pouvant aisément laisser la place à une convention de fait, née in situ des attentes des différents acteurs).

Revient alors dans le débat le caractère absolu de la convention : lorsque la somme des attentes et des comportements des acteurs substitue sa propre convention à celle prévue par le jeu, est-ce un mal ? Vaut-il mieux une convention reconnue par tous, même imparfaite, qu’une convention parfaite mais méconnue ? Vaut-il mieux être tous sur la même ligne, même si ce n’est pas celle prévue, qu’être sur des lignes différentes, et générer des dissonances ? D’un point de vue du créateur du jeu, il faudrait évidemment respecter la convention proposée. D’un point de vue des joueurs, l’autre option est préférable. L’idéal demeurant que chaque parti recherche spontanément la convergence vers l’autre, en comprenant, en intégrant, et en respectant le projet proposé / les attentes de l’autre plutôt qu’en cherchant à imposer ses vues. L’essence même de la convention.

Et même plus : Huizinga rappelle que la nature du jeu est d’être plaisant, sans qu’il soit nécessaire de définir plus avant cette caractéristique. Un strict rapport conventionnel, même le plus abouti qui soit, trace une ligne entre la norme et le déplaisir. Mais ne peut en aucun cas garantir ni créer le plaisir. Le GN n’est ici pas différent des dames ou des petits chevaux : le strict respect de la convention par les agents du jeu peut aussi bien aboutir à une partie médiocre, sans passion, sans frisson, sans grâce, qu’à un instant inoubliable, plein d’intensité et d’enjeu. La magie n’existe pas par décret. Le plaisir n’obéit à aucune recette. En GN, aux dames, aux échecs, peut-être comme dans d’autres jeux plus adultes et intimes, c’est la façon dont l’expression de sa propre liberté créatrice rencontre et se mêle à celle de l’autre, qui suscite la surprise, l’émerveillement, le plaisir. Un “bon” joueur est tour à tour un adversaire coriace, un partenaire réceptif, un allié fidèle, de la même façon qu’on peut être, ou pas, un bon amant. Sa propre qualité se mesure à l’aune du plaisir offert à l’autre en même temps qu’à soi.

Si la règle ne permet pas, seule, cette rencontre, elle demeure une première étape incontournable. Lorsqu’elle est pourrave, les agents du jeu auront bien de la peine à jouer, bien de la peine à jouir.

Une tentative précoce de conclusion

Définir un système de règles n’est pas anodin. Il n’y a aucune recette miracle, seulement l’exigence  d’un questionnement approfondi et critique autour de plusieurs points de convergence, formulés différemment selon qu’on soit le législateur/organisateur ou l’administré/joueur :

Qu’est-ce que propose mon jeu ? ⇔ Qu’est-ce que j’attends d’un jeu donné ?

Comment puis-je rendre accessible à autrui ce que mon jeu propose ? ⇔ Ai-je bien compris ce qu’on m’offre de jouer ?

Ai-je tout mis en oeuvre pour rendre mon jeu intuitif ? ⇔ Ai-je l’envie sincère de m’investir dans un jeu donné au niveau d’investissement demandé ?

Suis-je prêt à exercer ma liberté tout en valorisant l’expression de celle d’autrui ? 

Cette dernière question permet de porter un regard neuf sur d’autres questions :

Tyran & Freeplayer : sado & maso sont dans un bateau

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La figure du tyran, golem, despote ou dictateur a déjà été mentionnée plusieurs fois au cours de cet article. Au-delà de la caricature et du trait d’humour, le tyran est à plaindre : en effet, le problème fondamental du tyran est son incapacité à percevoir l’apport possible de l’autre, en l’occurrence le joueur, dans l’expression de sa propre liberté, de son propre plaisir. Qui se limite à la satisfaction d’un ego solitaire, dominateur, possiblement créatif, mais surtout oppresseur. Maintenant, le tyran n’existe que par l’opprimé, l’esclave, la victime. S’il est possible de se retrouver en pareille position par erreur, c’est peut-être aussi parfois par choix.

Finalement très proche du tyran, le freeplayer sauvage ne parvient pas à jouer/jouir à l’intérieur de la convention proposée et décide, consciemment, d’introduire des objets imprévus, voire indésirables dans l’environnement du jeu, sans consultation de ses partenaires de jeu, donc en violant le cadre conventionnel. Et en retirer un plaisir authentique, quoique très égoïste.

Veuillez me croire, je n’ai pas choisi ces termes avec des idées saugrenues en tête, même s’ils sont très éloquents… Maintenant, puisque le parallèle avec l’érotisme est établi, il y a aussi un public pour ces rapports, qui sont aussi conventionnels, à leur façon. L’enjeu demeurant de ne pas se tromper d’adresse.

GN Vs JdR – Pour les PJ qui aiment les MJ qui aiment les PJ

Le regard porté sur le jeu de rôle traditionnel, sur table, est également renouvelé. Les joueurs se livrent complètement au Maître de Jeu, puisqu’il est à la fois la règle, l’arbitre, l’environnement de jeu, le contenu du jeu, et les sens des personnages-joueurs. Les joueurs consentent à une immense servitude pour pouvoir jouer. Dans le cadre de cette servitude consentie, chacun peut exprimer sa liberté créatrice et retirer du plaisir du jeu. Mais que le MJ soit un tyran, ou qu’un joueur soit un tricheur, un emmerdeur ou un freeplayer sur table, et la convention vole en éclats.

Ce que nous enseigne ce dernier parallèle, et pour conclure avec les golems qui ont ouvert cette réflexion, c’est que les rapports entre les agents du GN et ceux du JdR sont très différents. Le GN comme le JdR supposent idéalement la réciprocité, voire la synergie de la liberté créatrice de chaque agent, dans un espace conventionnel partagé.

Mais, au contraire du JdR, le GN permet à chaque agent d’exister indépendamment de la perception et du bon vouloir d’un maître du jeu, qui n’a donc plus aucune raison d’être. Et ça change tout. Enjeux et environnements différents, réponses différentes.

On peut l’admettre, et réfléchir à la meilleure manière de définir un nouvel espace de liberté ; ou ignorer (ou refuser) cet état de fait, et maintenir les agents du jeu dans un état de servitude (relative et consentie, au moins faut-il l’espérer).

À chacun d’être honnête avec soi comme avec autrui et de ne duper personne.

Lisez des livres, mangez du beurre

Johan Huizinga, Homo ludens : essai sur la fonction sociale du jeu, Gallimard 1951

Roger Caillois, Les jeux et les hommes, Gallimard, 1957

Colas Duflo, Jouer et philosopher, Presses universitaires de France, 1997

Le Tribunal des flagrants délires, France Inter, émission du 25 février 1981

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Bross

Je joue et organise depuis 1994, avec un souhait militant de variété et de renouvellement des expériences ludiques.

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Une réaction à Les systèmes de règles pourraves – tome 4 & fin

  1. J’ai beaucoup apprécié cette série d’article. Merci pour cette approche pertinente et fouillée sur les règles du jeu. cette conclusion donne tout le corp à l’ensemble. Bravo !

    Pour ceux que le sujet passionne, j’espère pouvoir partager avec vous lors des GNiales. J’animerais d’ailleurs un sujet sur la simulation et les conventions de jeu.

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