Hégémonies (masculines) & GN d’action

Publié le lundi 16 décembre 2019 dans Articles

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Duke Nukem : action & hégémonie masculine exacerbées à l’absurde Source : https://www.flickr.com/photos/65092514@N08/19491972202

 

Cet article résume un article long publié dans une revue scientifique. Il s’intègre dans un groupe de lecture plus général que je propose pour electro-GN, avec pour but d’approfondir la réflexion théorique et pratique autour du GN. Ce groupe de lecture est issu de la constatation que de nombreuses réflexions avancées sont disponibles mais ignorées car peu accessibles (très techniques, en anglais, dans de gros livres parfois payants). Pour répondre à cela, nous proposons des articles qui résument les résultats intéressants d’articles longs dont le contenu est novateur.

Référence originale

Malaby, M., & Green, B. (2009). Playing in the fields of desire: Hegemonic masculinity in live-combat LARPs.

Structure de notre article

L’article original met en avant que les “hégémonies masculines” sont des structures présentes (Time In/en jeu & Time Out/hors jeu) au sein des GN orientés action, des facteurs de l’émergence d’hégémonies (décisions de l’organisation, culture de jeu), des conséquences de ces hégémonies sur les dynamiques sociales (comme l’émergence de discriminations et de fractures sociales, la promotion du méta-jeu). Ce travail est basé sur une étude statistique et des entretiens avec les participants au sein de GN orientés action en Angleterre.

À l’issue d’une présentation de l’article original, une discussion propose d’étendre le lien entre hégémonie et GN d’action au concept de compétition en général et l’influence que cela peut avoir sur ses manifestations annexes.

Hégémonie

Le concept d’hégémonie est entendu dans l’article comme une organisation sociale basée sur “la loi du plus fort”. L’hégémonie distingue deux classes, les “dominants” et “dominés”. Les dominants sont ceux qui sont “forts”, qui réussissent ; les dominés sont ceux plus “faibles”. En général, les dominés sont subordonnés et se subordonnent aux dominants.

Formes hégémoniques observées en GN

Statistiquement / en général, les dominants sont des hommes athlétiques et avec un comportement globalement agressif et facilement enclins à la violence. Plus secondairement, des capacités intellectuelles comme l’exploitation du système de jeu, le charisme, la sournoiserie et la résolution d’énigmes/intrigues sont mises en avant.

Les dominants sont référencés (explicitement par les participants) comme des “power gamers” (joueurs tournés vers l’optimisation et la victoire). Les dominants préfèrent généralement jouer des guerriers. Leur approche du GN est généralement complétionniste (gagner, compléter les quêtes, être sur le devant de la scène).

Les dominés sont généralement les autres personnes (moins athlétiques, plus limitées physiquement hors de l’image de la personne “puissante”, moins agressifs). Ils sont référencés et se référencent comme “role players” (joueur orientés vers l’interaction sociale et le dialogue), ils ont généralement des rôles de soutien (soigneurs, artisans). Ils ont des ambitions qui divergent des récompenses explicites fournies par le jeu, comme “être un bon ami, un créateur, un soutien”. Leur identité dans et hors du jeu est plus différenciée. Les compétences du personnage sont plus indépendantes de celle du participant (crochetage, magie).

La relation dominant-dominé est un lien de subordination. Les dominants exercent une autorité sur les dominés. Les dominés tendent à démontrer du respect et de l’obéissance envers les dominants.

Quand ils interagissent, l’interaction a la forme “le dominé apporte son soutien (ex : ouvrir une porte, soigner) et le dominant lui permet d’acquérir une forme de reconnaissance sociale (quart d’heure de gloire pour avoir sauvé le groupe)”. Les deux catégories tendent à éviter de jouer ensemble, les dominants ne souhaitant pas s’encombrer de l’incompétence martiale présupposée du dominé et les dominés cherchant une expérience plus constructive généralement incompatible avec une application exacerbée de la violence.

Les dominés tendent à se soumettre de leur propre volonté (féliciter le dominant pour sa “compétence”, chercher à avoir son quart d’heure de gloire, chercher à devenir un dominant, respecter les normes sociales) plutôt que sous la contrainte du dominant.

Certains participants vont intentionnellement choisir un rôle de dominé par désintérêt de la compétition inhérente à l’acquisition et au maintien du statut de dominant. D’autres y sont contraints par la communauté, généralement à cause de leurs caractéristiques physiques (voir “discrimination” plus bas).

Les deux catégories tendent à s’éviter, sauf quand c’est nécessaire (besoin d’un personnage de soutien pour résoudre un problème, envie d’un peu d’action).

Time-in et time-out

Cette catégorisation transpire fortement hors du jeu. Les dominants sont identifiés et se voient comme “de bons performers/forts” hors du jeu. Ils sont généralement valorisés pour leurs faits d’armes par les autres participants (joueurs comme organisateurs). Généralement, ils développent hors du jeu des compétences relatives au combat. Les dominés tendent à pratiquer des compétences plus représentatives pendant le jeu (art, écriture, chorégraphie).

Dans les moment de Time Out, les dominés sont associés par les dominants à des personnes “faibles”, en manque de considération émotionnelle et d’affirmation. Cette catégorie est souvent “féminisée” (associé à des qualités et compétences dites “féminines”).

Ces dynamiques font émerger des joueurs-stars en Time In et en Time Out, qui sont reconnus par la communauté comme de “bons joueurs” ou des personnes “importantes”. (NDA : Ce qui peut créer des effets “boule de neige” qui mènent à une forme d’élitisme, les joueurs-stars étant généralement gratifiés de rôles facilitant la domination, aux jeux suivants).

Facteurs d’hégémonie

L’article reconnaît les facteurs suivants, qui favorisent l’émergence d’une structure hégémonique (vs. d’autres média, comme les MMORPG) :

  • La perméabilité Time In/Time Out de la “force” du participant/personnage : les caractéristiques physiques, les compétences martiales, l’agressivité
  • La perméabilité Time In/Time Out des observateurs : “lui est plus athlétique, il est probablement plus fort”; “il m’agresse j’ai peur (même si mon personnage est un vétéran endurci)”
  • Une acceptation sociale (voire une valorisation) de la violence, aussi bien en Time In qu’en Time Out (féliciter ceux qui se battent, ceux qui ont dégommé leurs congénères)
  • Les systèmes de récompense (XP, argent, rôles de pouvoir), qui favorisent la prise de risque et l’agressivité, scénario favorisant/nécessitant la confrontation
  • La perméabilité Time In/Time Out du statut et désirs sociaux des participants : félicitation Time Out des participants ayant incarné des dominants (chefs, prouesses martiales), “femmes trophées”, assimilation de ses caractéristiques avec celles de son personnage (je me vois comme un winner alors mon personnage est un winner, et vice-versa)
  • Système de jeu permettant l’objetisation des compétences des personnages de soutien (l’ouvreur de porte traîné comme un poids mort par les guerriers)

Hégémonie & discrimination

La structure d’hégémonie introduit assez immédiatement des discriminations, notamment basées sur le physique. Un homme athlétique est facilement associé un rôle de dominant, aussi bien par les avantages directs d’être athlétique en Time Out (endurance, agilité), que par le fait que les assimilations indirectes faites par les autres participants au fait d’être athlétique (quelqu’un de grand est beaucoup plus facilement vu comme un bon leader). Les personnes avec un physique moins “musculairement puissant” sont plus facilement associé à des rôles de dominés. Les femmes qui correspondent aux canons de beauté dominants sont facilement rattachées à un rôle de trophée (ressources à acquérir/séduire).

Cette structure tend à créer une fracture entre les participants. Notamment, les participants qui ne souhaitent pas entrer dans une dynamique de compétition se retrouvent exclus de la dynamique du jeu (poussés hors des quêtes par les dominants, progression lente, statut social bas).

Ceci conclut les résultats et propositions clefs de l’article original. Cette section décrit une élaboration personnelle basée sur cet article.

Discussion libre

Avant de susciter des réactions défensives, je tiens à préciser que cette discussion est exempte de toute forme de jugement. Cet article vise à comprendre les mécanismes et implications, sans affirmer ou juger que “ce type de jeu est bon” ou “ce type de jeu est mauvais”. Il n’est pas ici le lieu pour juger si une structure hégémonique est “bonne” ou “mauvaise”. En revanche, sous certaines conditions, certaines implémentations peuvent mener à des phénomènes émergents qui ne sont pas nécessairement désirés (discriminations, méta-jeu, fracture des communautés). C’est pourquoi il est utile et important d’être conscient des conséquences de ces décisions.

Pour étendre la discussion au delà du GN action, à de nombreux égards, cette structure hégémonique est généralement inhérente à un esprit compétitif, proposé par de nombreux jeux (par exemple, les jeux orientés gamism/ludisme de la théorie GNS). Et cela n’est pas propre au GN : il est possible de faire des parallèles, par exemple, avec le sport où il est de tradition de féliciter et récompenser les bons compétiteurs. Typiquement, on peut voir émerger ce genre de structure hégémonique sur des murder, où la confrontation physique ne permet pas la perméabilité avec la capacité physique du participant. Les “plus malins” seront félicités pour avoir résolu l’enquête ou accompli leur objectifs. L’absence de perméabilité physique va probablement réduire certains aspects (par exemple, discrimination sur la puissance musculaire), sans nécessairement étouffer ces différences (un grand costaud sera probablement perçu comme plus fort, indépendamment de son personnage).

Encore au delà des jeux compétitifs, j’ai l’impression que cette culture de la compétition et de l’hégémonie fait partie d’un socle culturel plus large. Même dans les jeux où la compétition est très inutile voire explicitement proscrite (ex : jeux narrativistes), l’émergence de comportements compétitifs semble arriver assez rapidement, pour peu que le contexte s’y prête (un examen, des combats, etc.). Un lien fort entre “jeu et compétition” appris dès le plus jeune âge ? Une communauté qui a majoritairement côtoyé des JDR papiers “compétitifs” (D&D, je te regarde) ? Dans tous les cas, il est intéressant de garder un œil critique quant aux comportements et interactions que l’on produit et perçoit, afin de déconstruire des attitudes qui peuvent être mal adaptées aux contexte et les structures émergentes subséquentes.

J’ai trouvé cet article intéressant à plusieurs égards. D’une part, il m’est arrivé de rencontrer des comportements qui m’avaient initialement surpris dans certaines communautés (hégémoniques, mais pas que) que j’ai pu croiser :

  • “Salut ! On est bien sur le site du GN ? (tend la main amicalement)” “Ah tu viens du groupe des Bidules, on va vous trancher la gorge ! Mouahaha ! (se retourne vers son groupe et interrompt l’échange)” (perméabilité Time In/Time Out, agressivité exacerbée)
  • “Plutôt que d’attaquer l’orc, j’ai résolu cela avec du roleplay [pour obtenir X,Y,Z]” (dichotomie entre “jeu” et “roleplay”, instrumentalisation de la discussion pour du power-gaming)
  • “Je tapais à +12 avec une épée dans chaque main, j’ai mis tellement de dégâts que le PNJ me demandait combien je lui avais mis”; (optimisation à l’absurde du système de jeu)
  •  https://www.youtube.com/watch?v=_XX0qnP6cPY (dissimilarités entre participants qui crée une rupture de l’espace diégétique)
  • Les joueurs-stars récurrents, entourés d’une clique au début du jeu et applaudis à la fin
  • “N’écoute pas le sergent [supérieur hiérarchique dans un jeu militaire dur], il donne de mauvais conseils” (oblitération de l’espace diégétique à des fins d’optimisation).

D’autre part, cet article m’a permis de remettre en cause les pratiques en connaissant les effets qu’elles peuvent avoir. Par exemple, quelles sont les conséquences d’un choix de design par défaut tel que “l’XP et l’argent se gagnent en lootant des monstres” ? Quel est l’effet de matérialiser autant que possible les actions ? Faut-il faire abstraction de la performance du participant au profit de la performance théorique du personnage (moi participant, je peux facilement te doubler à la course car ton physique te contraint, mais ton personnage est un athlète et le mien un chat de canapé) ? Faut-il se limiter intentionnellement (je sais que la réponse est 5, mais pas mon personnage) ? Les corrélations entre le genre et la probabilité de devenir un “trophée” ou “rôle de soutien” font un écho assez fort avec les discriminations dénoncées par “Ni pute ni soigneuse”.

Ce genre de questions me permet de reconsidérer le statu quo que l’on observe dans la communauté et que l’on prend parfois pour acquis ; et d’adapter mes décisions en fonction.

Remerciements

Merci à Arjuna, Frédou, JC, Rachel et Skimy pour vos relectures et conseils.

 

Lectures croisées :

Boss, E. (2013). Physical interactions means physical limitations. In Of Rabbit Holes and Red Herrings: Interactive Narratives of ARG and Larp. (Handicap et possibilités d’action en GN)

Berger, F. (2010). Culture and Social Status in Larping. In Playing Reality, articles on live action role playing. (Manière d’organiser équitablement la distribution des rôles de pouvoir; l’hégémonie étant fortement liée à une organisation “en échelle”).

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Loïs Vanhée

Docteur en informatique spécialisé en conception et simulation de sociétés artificielles, amateur de technique et de bricolages divers, sportif à mes heures perdues, le GN me fournit me permet de plonger dans des mondes nouveaux, m'offrant une source d'inspiration et d'expérimentation pour mettre en oeuvre mes créations, aussi bien intellectuelles que matérielles.

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6 réactions à Hégémonies (masculines) & GN d’action

  1. C’est intéressant, mais avez-vous aussi pensé à un autre type d'”Hégémonie”, celle des classes sociales “dominantes” et/ou du petit milieu gniste parisien avec ses casting et ses blaclistes ? Faire un ou deux GN par an et un par mois, ce n’est pas tout à fait la même chose. Ce qui est apprécié dans beaucoup de GN c’est l’effet (social) Carnaval : toutes les catégories socio-professionnelles et origines se rencontrent, créent, se côtoient à la manière des fédérations d’éducation populaire ou sportives. Pouvoir investir un budget de quelques centaines d’euros ou quelques milliers d’euros dans un costume, une troupe, des accessoires, crée… une autre relation au terrain de jeu et aux participants, vous ne croyez pas ? Tout comme le niveau d’études et la capacité à accéder aux produits culturels ? C’est beau de réfléchir et de conceptualiser sa passion, c’est encore mieux de voir comment certaines catégories socioprofessionnelles ou un petit milieu d’initié(e)s peuvent instrumentaliser une pratique. Se contenter de dire : la pratique grand public, il y a des gens qui font ça très bien, ce n’est pas favoriser une pratique populaire de la passion, c’est au contraire favoriser tous les communautarismes.

  2. Réponse à François Vanhille,
    Bonjour,
    cette article n’est pas une étude faite par Loïs Vanhée mais son travail de traduction d’un article de Mark Malaby et Benson Green que vous pouvez trouver en PDF là : http://journals.sfu.ca/loading/index.php/loading/article/view/55

    Si vous avez des sources qui étudies la non-mixité des classes-sociales dans le GN (ou dans les activités extra-professionnelles en générale mais que l’on pourrait appliqué à notre sujet), nous pourrions peut-être en faire un article.
    Pour info, le fait que la plus part des GN réunissent des participants principalement blancs et riches est régulièrement abordé dans différents milieux, ainsi que les difficultés des narration à sortir de leur euro-centrisme. Je ne suis malheureusement pas en mesure de vous fournir des sources, mais ce fut le cas d’au moins une table ronde lors du LaboGN 2017, je crois.
    Afin de tenter de sortir de cet entre-soi, des associations comme Mur Blanc à Toulouse font déjà un super travail (http://mur.blanc.free.fr/).

  3. Intéressant ! Je n’ai pas assez de recul ou de pratique que ce soit en GN ludiste, sim ou narrativiste pour juger, mais il y a effectivement des symptômes que l’on peut observer, parfoks subtilement, dans tous les GN.

  4. *tous les types de gn. Pas tous les gn 🙂

  5. Merci pour votre réponse Skimy. Les recherches en sciences sociales, en tout cas chez les français, à ma connaissance, n’ont encore rien produit à ce sujet. Les grandes fédérations d’éducation populaire françaises ne sont pas encore saisi du sujet. Chez les belges et les suisses, en revanche il me semble que des choses se font. Je vais me renseigner. Les Québécois et anglophones sont prolifiques en revanche. Et merci pour ce contact associatif. L’échange du milieu gniste avec les autres milieux des cultures de l’imaginaire, ludistes, cosplayers et rôlistes en particulier serait peut-être prolifique sur des thèmes connexes ?

  6. Intéressant.

    Pour le Mass-Larp Drakerys, nous avons écrit une faction de Nains/Naines culturellement coupés du reste du monde: les Xroniens.

    Leur société fondamentalement matriarcale, avec renversement des propriétés des archétypes classiques entre masculin et féminin, a fait subir un choc culturel En-Jeu et Hors-Jeu aux autres factions du GN ayant intéragit avec eux, car traditionnellement, les Xroniennes (qui dirigent) ne parlent qu’aux femmes, et les hommes sont dénigrés.

    50% des joueurs guerriers/politiques ne comprenaient pas pourquoi “leur charisme” ne fonctionnait pas, et 50% des mêmes archétypes de joueurs ont eu l’intelligence de faire une place aux femmes de leurs factions dans ce type de jeu.
    C’est à ce moment-là que je me suis rendu compte que classiquement, même dans le GN, la mixité des “pouvoirs” et “privilèges” n’est que rarement atteinte. ^^’
    Les joueurs et joueuses ayant vécu cette expérience (mais aussi les orgas) en sont ressortis souvent changés !

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