Inside Hamlet, retour d’expérience sur un GN dramatique, queer & burlesque

Publié le lundi 22 janvier 2018 dans Critiques de GN,Slide

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Inside Hamlet est un GN danois pour environ 80 joueurs organisé au château de Kronborg à Elsinore (Danemark). Voir : https://www.insidehamlet.com/

Photo : Marie Louise Raasted Herløvsen

Inside Hamlet a une réputation sulfureuse, récemment recouverte d’une nouvelle couche de vernis par un article publié dans Télérama titré “Inside Hamlet : j’ai sombré dans la décadence au royaume du Danemark […] une expérience troublante, qui flirte avec le théâtre et joue avec le libertinage.”

J’aimerais nuancer ce dernier en précisant deux choses :

  • Inside Hamlet n’est pas centré sur le « libertinage ». La sexualité est une facette importante du jeu et de l’univers – et j’en parlerai beaucoup dans cette critique – mais les joueuses/joueurs en font ce qu’elles veulent, et les rapports sexuels non simulés sont interdits.
  • Bien sûr, je ne peux m’engager qu’au sujet de ma propre expérience, mais les joueuses/joueurs d’Inside Hamlet n’abordent pas l’érotisme avec autant de sérieux que l’article peut le laisser entendre.

Ce qui m’a attirée vers Inside Hamlet était l’idée de jouer autour d’une pièce que j’aime, à Kronborg, dans un contexte que je trouvais revisité de façon pertinente (et fun).

Ce n’est donc pas avec l’intention de faire du tourisme libertin au sein de la libidineuse communauté Danoise que je me suis inscrite : vous trouverez dans cette critique des retours sur la structure et le contexte du jeu, sur le lieu et la logistique et enfin, sur la liberté sexuelle.

N.B: Inside Hamlet est un jeu transparent ; aucune information ne pourra vous spoiler.

Romain a.k.a “le journaliste Télérama” était cool, d’ailleurs on était bons potes, la preuve – Photo : Bret Lehne

 

De Eros à Thanatos – La structure du jeu

Inside Hamlet est un jeu en 3 actes thématiques et chronologiques, avec des ateliers avant l’acte 1 et avant l’acte 2 :

Acte 1 – Décadence (vendredi soir)

La cour d’Elsinore célèbre le mariage de Claudius avec Gertrude.
La colère du peuple gronde et le château doit fermer ses portes pour protéger le trône, alors que le jeune Hamlet est envoyé en exil. L’hédonisme monte d’un cran, puisqu’il s’agit peut-être de la toute dernière fête.
La consigne de jeu est que rien ne peut gâcher les réjouissances.

Acte 2 – Trahison (samedi midi-fin d’après-midi)

Après trois mois assiégés par les feux de la révolution, les nobles profitent de l’exil du prince pour se disputer le trône, tandis que les ambassadeurs cherchent à trouver une stratégie pour briser le siège.
Le sucre fond et révèle la laideur des relations et des intentions.
La seule violence sera celle de la pièce : les morts d’Ophélie et de Polonius.

Acte 3 – Mort (jusqu’à s’enfoncer dans la nuit)

La pression s’accumule jusqu’à explosion. Duels, meurtres, suicides, et dernières manigances désespérées.
Chaque conflit devra aboutir à la mort d’un ou plusieurs protagonistes : qu’il s’agisse d’une partie d’échecs, d’une dispute entre deux amis, d’un duel à l’épée ou à la rose.

Des épées véritables – Photo : Bret Lehne

Une telle transparence structurelle permet de doser son jeu, de planifier des rebondissements, de planter des graines de tragédie, ou, simplement, de profiter de sa descente aux enfers en bon fataliste.

Si j’ai apprécié cette gradation, il manquait, à mon sens, des éléments (ateliers et contraintes supplémentaires) pour signifier le passage entre l’acte 1 et l’acte 2, et imprimer plus fortement les trois mois de siège dans le corps et l’esprit de son personnage.

Performances performatives

À ces trois actes se superpose donc la progression de la pièce de Shakespeare.

Les personnages originaux, interprétés par des joueuses et joueurs, rythment le jeu de quelques scènes issues de l’œuvre originale.

Outre l’intérêt de retrouver l’esthétique de l’œuvre de Shakespeare, les scénettes ont un rôle performatif dans le design du jeu : chacune des ~80 joueuses/joueurs est invitée à reproduire la destinée du prince Hamlet ; à explorer les différentes facettes du héros, ses tourments et ambivalences, en les rapportant à son propre personnage.

Les scénettes permettent donc de suivre l’évolution du prince et de faire basculer son jeu vers d’autres dynamiques.

Je salue la performance des interprètes qui ont dû apprendre le texte original et lui donner vie, toutefois, j’ai trouvé ces scènes « mollement diégétiques » parfois difficiles à intégrer, et la scénographie rendait l’espace plus difficilement praticable.

Trouble du spectre du simulo-narrativisme

Malgré la transparence, Inside Hamlet a été – me semble-t-il – abordé de façon largement “simulationniste” ; les joueuses et joueurs (en tous cas celles autour de moi) se laissaient porter par les affects et intérêts de leurs personnages et oscillaient entre jeu romanesque et création burlesque.

C’est dans l’acte 3 que le narrativisme a fait sa grande percée.

Le jeu explore toutes les nuances de la pourriture : personnages machiavéliques, sadiques, sanguinaires ou proprement psychopathiques.

Une fois l’acte de la mort sonné, on pourrait s’attendre à ce que les envies meurtrières réprimées par les consignes de jeu s’expriment enfin, et à ce que les crimes gratuits se multiplient.

Loin de là, les joueuses et joueurs ont été courtoises et n’ont pas dérobé les fins tragiques des autres, car empoisonner une presque inconnue c’est priver quelqu’un de son crime passionnel !

La famille, ou comment en arriver à des crimes passionnels de masse – Photo : Bret Lehne

Pour ma part, je suis reconnaissante à la milice de la couronne d’avoir laissé la communiste empoisonneuse que j’étais expirer entre les mains de son amant.

GN Nordique ou : comment j’ai appris à ne plus m’en faire et à aimer la b-

Il y a trois ans, je n’aurais pas considéré m’inscrire sur un jeu dont un des thèmes serait la « décadence », suffisamment simulationniste pour que les joueurs s’embrassent à pleine bouche, et certainement pas où le sexe serait représenté par des frottements en sous-vêtements (ou “dry-humping”) plus ou moins intimes.

Puis, quelque chose m’est arrivé : le GN Nordique – et Just a Little Lovin’.

JALL, qu’on ne présente plus, (en tous cas, moi je suis fatiguée d’en parler en long en large et en travers depuis que je l’ai joué (C’est faux, je ne me lasse pas de me plaindre des malheurs de mon personnage. (Sérieusement, ne me lancez pas. (Jamais.)))) est un GN centré autour de l’arrivée du sida dans la communauté gay américaine au début des 80’s.

La sexualité est abordée frontalement : ce n’est pas un élément de background, ni un secret qu’on se susurre maladroitement dans une chambre.

Instrument de libération d’une communauté, cœur du drame, acte politique ; inconcevable d’invisibiliser le sexe avec un thème pareil. Aussi, JALL propose une méta-technique assez littérale pour simuler les relations sexuelles. (plus de détails ici : https://nordiclarp.org/wiki/Phallus)

La rigueur avec laquelle les règles de sécurité ont été instaurées sur place, répétées et respectées, a largement désamorcé mon malaise et, l’effet s’est reproduit à Inside Hamlet.

À vrai dire, j’ai appréhendé ces simulations, pourtant intenses, avec moins de maladresse qu’au sein d’un jeu sans règles – ou avec une régulation minimale.

Amants sur canapé – Photo : Marie Louise Raasted Herløvsen

À noter que la simulation de sexe d’Inside Hamlet ne comporte pas de méta-technique, c’est-à-dire, pas de passage hors-jeu pour négocier en amont le contenu/l’issue de la simulation sexuelle – à moins que les joueuses et joueurs ne décident de mettre ça en place par elles-mêmes.

Il est donc d’autant plus important de discuter avec ses partenaires intimes soupçonnés avant le jeu et de prendre le temps d’échanger sur les limites des unes et des autres.

La liberté conférée aux participants d’un GN comme Inside Hamlet ou JALL leur permet également de se protéger. Ils abordent l’intimité ou la violence comme ils le souhaitent, contrairement à certains GN plus dirigistes où violence et sexe sont clairement planifiés dans le parcours de chaque personnage.

Enfin : de nombreuses joueuses/joueurs de Inside Hamlet n’ont pas – du tout – joué sur l’érotisme, n’ont roulé aucune pelle, et ont profité d’un jeu tout aussi intense et engageant.

Ni Dieu Ni Norme

L’intérêt du thème de la « décadence » dans Inside Hamlet, est de pouvoir explorer une liberté burlesque et queer : la sexualité est diverse, multiple, brise ou explore les tabous, traîne hors du placard les jouets honteux et met en scène celles et ceux qu’on préfère imaginer chastes.

Une impudence rafraîchissante, protégée par le sceau magique “Whatever happens in Elsinore stays in Elsinore”.

La liberté est d’ailleurs présente dès le casting, où nous avons le loisir de choisir le personnage qu’on préfère et de modeler son genre à notre guise. Nous avons donc également l’option de nous travestir ou de changer le genre d’un personnage shakespearien.

Sur ma session, majoritairement féminine, les personnages de Hamlet, Polonius et Claudius étaient trois hommes, interprétés par trois femmes. Quant au personnage de Horatio, il a changé de genre, devenant « la meilleure amie de Hamlet » ; un twist comme un pied de nez au classicisme et à la Pensée straight.

Le panache des Stormgards – Photo : Marie Louise Raasted Herløvsen

Mais si l’intérêt des techniques de simulation de sexe comme le “dry-humping” est de pousser l’illusion plus loin, alors pourquoi tout gâcher avec du cross-playing (jouer un personnage d’un autre genre) ?

Sans aller jusqu’à vous servir un petit pudding Derrida-Foucault, la logique, pensé-je, s’articule dans le sens inverse :

C’est parce qu’on accepte la diversité des genres et de leurs représentations que celle-ci cesse de nous surprendre.

Certes, les mauvaises pastiches font un peu trébucher l’œil jusqu’à ce qu’on s’y habitue, comme les mauvaises perruques, les lentilles de couleur, les faux-cils extravagants, les faux tatouages, les costumes mal ajustés, etc.

En d’autres termes, ”you were born naked, and the rest is Drag”.

Durant ce jeu, n’étaient pas seulement vécues naturellement et positivement les différentes identités de genre ou les différentes sexualités : tous les costumes, toutes les allures, tous les physiques, tailles et formes se trouvaient sublimées par cette atmosphère positive et décomplexée.

Et quel soulagement, de voir tout le monde porter sa beauté en parure en se pavanant à Elsinore avec la même assurance !

Un grand espace claustrophobe – Le site

J’ai tout d’abord été frustrée par l’espace de jeu : compte tenu de la densité en participantes, il était impossible de se retrouver seule – en jeu – pendant tout le weekend.

Le premier soir, durant l’acte de « la décadence », le jeu a eu lieu dans un caveau du château d’Elsinore.

Il n’y avait donc qu’une seule (très grande) pièce.

Dans cet espace, on mange, on danse, on parle, on se livre à la volupté, on se fait gentiment torturer, sous les regards de toutes celles et ceux qui voudraient être indiscrets.

L’acte 2 et l’acte 3 ont eu lieu à l’étage : une salle du trône ouverte en enfilade sur une chambre et une chapelle, elle-même ouverte sur un cabinet. Pas de porte. Nulle part. Encore une fois, des paravents, mais pas assez larges ni assez hauts pour créer de véritables espaces intimes.

Dans un jeu brodé de dénouements dramatiques, de magouilles politiques et d’érotisme, jouer sans portes closes est déroutant.

Le contexte, toutefois, a fait basculer la frustration dans le positif : la cour d’Elsinore s’enferme sur elle-même pour ne pas tomber aux mains des révolutionnaires, et l’agacement monte après trois mois de réclusion, confinés avec les mêmes personnes.

Dès lors, tous les personnages sont supposés se connaître, les différences de classe, de familles, se gomment presque, les acoquinements des unes et des autres deviennent publics et parfois triviaux.

On n’en peut plus de se voir.

L’étau se resserre. Tout l’monde macère dans l’bunker.

Sniffer des miroirs, la décadence absolue – Photo : Bret Lehne

De la logistique

Hors billets à prix réduit, le jeu est très cher, surtout ramené au budget français.

Voilà donc un petit bilan logistique pour les curieux :

  • Le lieu est très beau (mais nos châteaux n’ont rien à lui envier),
  • La nourriture est très abondante, savoureuse, adaptée aux régimes variés, et le bar est approvisionné et tenu en continu, ou presque,
  • Les couchages sont basiques, mais dans une auberge sur une plage de galets absolument sublime avec vue sur la côte suédoise,
  • L’équipe est nombreuse, équipée, à l’écoute, et assure une permanence au téléphone en jeu sans interruption (je n’en ai pas profité, mais la diversité des PNJ et la réactivité des orgas a été saluée par les autres joueuses),
  • Il y a une salle hors-jeu avec des snacks, des boissons, et des bras ouverts en continu.

Pour conclure

Inside Hamlet regorgeait pour moi de découvertes : la claustrophobie en espace ouvert, un personnage dénué d’empathie, des joueuses que j’aurai plaisir à revoir, ma tolérance à des simulations plus engageantes physiquement, une atmosphère naturellement queer – et ce, sans que ça ne soit le sujet du jeu.

Mes regrets :

J’aurais apprécié passer davantage de temps en ateliers pour développer les dynamiques de groupe. Si vous comptez vous inscrire, je vous suggère de discuter en amont – sérieusement et en détails – avec les membres de votre groupe.

Avant le jeu, les orgas vous offrent la possibilité de leur soumettre des idées de PNJs que votre personnage pourrait vouloir appeler au téléphone. Ne faites pas comme moi, forcez sur la pédale de la créativité et profitez-en.

Dans la balance, les découvertes ont pesé plus lourd que les défauts, et pour d’autres bien plus que pour moi : un mois et demi après le jeu, le groupe Facebook de ma session bat encore son plein, entre témoignages, fan art et déclarations d’amour.

Si votre budget vous le permet, et que l’idée d’un épisode shakespearien burlesque fait frémir vos moustaches, notez que le jeu sera réorganisé l’année prochaine.

Photo : Bret Lehne

 

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Nadja

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