Le GN par arborescence – Deuxième partie

Publié le vendredi 18 novembre 2011 dans Articles

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Je vous ai présenté dans la première partie de cet article un modèle de GN qui se présente sous la forme d’une succession de scènes sur un arbre de choix, à la façon d’un livre dont vous êtes le héros. Nous allons maintenant étudier quelques spécificités de ce type de jeu. Pour cela, je vous propose de prendre comme exemple un jeu tournant autour d’une enquête de détective privé, à la façon d’un roman noir.

 

Synchronisation des joueurs


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Il s’agit d’un défi technique très concret, inhérent à la formule de jeu que je propose. Voici donc nos joueurs répartis entre différentes scènes. Le découpage a ceci de commode qu’il peut nous permettre de tordre le temps à l’envie, selon la forme que l’on veut faire prendre au récit.

 

J’ai parlé de flashback et de flash-forward, qui sont des éléments stylistiques et narratifs faciles à mettre en place dans cette structure de jeu. On peut également songer à faire jouer nos joueurs selon des temporalités différentes. Dans mon exemple, je peux choisir de découper le jeu en sept phases, soit sept ensemble de scènes, où chacune de ces phases correspond aux jours d’une semaine. Cela dit, rien ne m’oblige à faire jouer à chaque joueur une scène par jour, du lundi au dimanche. Un joueur passant d’une scène à une autre peut parfaitement jouer le lundi midi et le lundi soir, et pourquoi pas sauter le mercredi. Ces décalages peuvent éventuellement avoir du sens dans l’intrigue (ici, dans l’enquête).

Bref, on peut faire subir au temps de l’histoire (temps “en jeu”) toutes les torsions que nous voulons. Cependant, le temps du jeu  (temps hors jeu) reste une vraie contrainte, qu’il faut gérer avec beaucoup plus de discipline que dans un GN classique. Il est en effet hors de question qu’un joueur se retrouve dans l’obligation d’attendre les joueurs parce qu’il a fini sa scène avant l’heure, ou qu’un joueur se sente pressé de terminer sa scène pour rejoindre les autres…

Pour éviter cela, diverses stratégies sont envisageables :

 

1/ La scène tampon : une première façon de limiter ce genre de cas est de prévoir une scène de secours qui permette de faire tampon entre deux scènes du jeu. Idéalement, elle n’est pas reliée à l’intrigue principale. Elle doit néanmoins occuper le joueur, dans le bon sens du terme.

 

Ex : Mon joueur, chaque fois qu’il est seul, ressasse son passé. C’est toujours la même scène. Sa femme lui reproche de n’être jamais là. Cris, claquement de porte… puis elle tombe malade et meurt… Ce souvenir qui le hante peut ainsi devenir une scène récurrente.

 

Cela reste une solution assez lourde à gérer, puisqu’elle rallonge considérablement le temps de conception du scénario (ce sont autant de scènes supplémentaires à créer) et le travail d’organisation des scènes. En outre, elle ne fait que déplacer le problème sans vraiment le résoudre : un joueur en avance sur le timing peut parfaitement entrer dans une scène tampon pour n’en profiter que cinq minutes. Bien entendu, cela reste moins grave dans la mesure où ces scènes ne sont pas reliées à l’intrigue principale. Le fait d’être interrompu lors d’une scène de ce type n’a donc pas d’incidence sur le jeu. Cela peut néanmoins être relativement frustrant pour le joueur.

2/ L’événementiel d’appoint : ne pas prévoir de scènes tampon à part entière, mais introduire dans chaque scène un élément qui puisse la faire durer plus longtemps. Ce peut être un élément de jeu, l’intervention d’un PNJ, etc.

Ex : Si ma scène se déroule dans un bar, et que l’action de la scène est bouclée pour les personnages, je peux prévoir un événement type bagarre, ou partie de poker.

3/ Un lieu collectif mis en ambiance : il s’agit du même esprit que celui de la scène tampon. Seulement, cette fois, il s’agit d’un espace commun pour tous les joueurs en transition. C’est une solution qui n’est pas applicable à toutes les ambiances, ni à tous les scénarios.

Ex : Je reprends l’exemple du bar. Il peut s’agir d’un endroit où les personnages se rendent pour vider un verre en écoutant de la musique. Le barman fait office d’organisateur de référence. Quelques organisateurs viennent tenir la conversation aux personnages. Ces derniers n’ont pas le droit de se parler entre eux. Le bar est enfumé, ils s’ignorent les uns et les autres, même s’ils se connaissent via le scénario. Ce n’est guère réaliste, mais cela donne un effet un peu stylisé à la narration.

On peut imaginer d’autres stratégies, mais ce sont là des “roues de secours” : dans l’idéal elles ne devraient pas servir. C’est évidemment en amont, dans la conception même du jeu, que les organisateurs doivent faire un effort d’anticipation. Il va de soi que des tests et des répétitions peuvent être les bienvenus.

Les transitions

 

Un hors jeu contrôlé

Dans le format de jeu que je propose, les passages entre chaque scène représentent une cassure que l’on peut transformer en avantage. Il y a énormément de choses qui nous font passer hors jeu dans un GN : l’envie d’aller au toilettes, de changer de costume, de fumer une clope dans un coin… Les transitions peuvent aussi servir à gérer ce genre de choses.

 

La mise en ambiance des transitions

Pour mon exemple, je choisis de m’inscrire dans la logique du roman noir en tant qu’ouvrage, et je rédige chaque inter-scène pour chaque personnage dans un court passage, au style littéraire. Je peux ajouter une musique d’ambiance, propre à chaque personnage. Je peux également ne pas avoir un concept global, appliqué à chacun, mais des transitions bien spécifiques, en fonction de chaque personnage, de la scène dont il sort et de la scène où il se rend.

 

Ex : Ma référence est le roman noir. Plutôt que d’en faire une simple référence thématique, je décide d’aller plus loin et d’inscrire la logique du roman dans mon jeu en donnant à chaque joueur, à la fin et au début de chaque scène, un passage littéraire le mettant en scène, à la première personne ou bien à la troisième personne. Il est ainsi le héros de l’histoire. Il la raconte de son point de vue. Le joueur, par ce procédé, se fait narrateur de sa propre histoire. Il peut également servir à communiquer aux joueurs l’état d’esprit de son personnage à un moment T.

 

Ce qui nous amène à parler des instructions et consignes que l’on peut transmettre aux joueurs, et que permet idéalement ce format.

 

Instructions


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Traditionnellement, le GNiste reçoit une fiche, parfois très dense, plusieurs jours avant le jeu. Puis il est, littéralement, lâché dans la nature. Ponctuellement, quelques interventions des organisateurs viennent cadrer le jeu, faire évoluer le scénario, ou bien “redresser le tir” en cas de problème.

 

Autant exploiter cette contrainte au maximum, et la transformer en atout pour le jeu. C’est pourquoi les phases de transition peuvent également servir à “coacher” les joueurs. Ces interventions peuvent être de deux ordres :

 

1/ Cadrer un objectif

 

Dans la plupart des jeux, les intrigues sont déjà amorcées dans la fiche. Dans le schéma narratif traditionnel, on passe par l’exposition d’une situation de base, l’apparition du problème, la recherche puis l’application de solutions. Rares sont les objectifs qui apparaissent en cours de jeu. Ce format représente un moyen commode de dévoiler progressivement des objectifs cohérents, et éventuellement de les faire évoluer de façon claire durant le jeu (plutôt que des objectifs abstraits dans une fiche, dont on s’aperçoit au bout de quelques minutes de jeu qu’ils sont inintéressants ou irréalisables).

 

2/ Cadrer l’interprétation d’un personnage

 

Non pas que le joueur soit indigne de confiance, mais pour laisser jouer des gens plus de 48h avec pour seul encadrement la fiche de perso de 8 pages qu’ils ont reçue avant le jeu, il faut y croire ! Il y a forcément des facettes du personnage qui vont passer à la trappe, soit parce que le jeu ne donne pas d’occasion de les mettre en valeur, soit parce que le joueur est crevé. De la même façon qu’il est difficile, pour un acteur, de jouer de façon convaincante plusieurs heures de suite, le joueur de GN ne peut coller à son rôle ou à l’histoire en permanence. Il passe nécessairement par des phases de creux. C’est d’autant plus fâcheux que tous les joueurs n’ont pas leurs “coups de barre” aux mêmes moments. Cela peut sérieusement nuire au rythme d’un jeu, quand ce n’est pas au scénario lui-même. Il faut donc se donner les moyens de pouvoir faire confiance aux joueurs, ou plutôt, de ne pas avoir à leur faire confiance. On peut ainsi indiquer à un joueur quel est l’état d’esprit de son personnage au début ou à l’issue d’une scène.

 

Il n’est ni nécessaire, ni souhaitable d’ailleurs, que ces interventions prennent la forme d’une discussion entre quatre yeux. Il faut plutôt envisager ça comme un bref dialogue négocié entre le joueur et l’organisateur, afin que tout le monde soit sur la même longueur d’onde. On parle de consignes plutôt que de règles : là où la règle contraint, la consigne incite et encourage. Le joueur reste évidemment libre de son jeu et de ses choix. Il s’agit également d’un moment durant lequel l’organisateur est disponible pour toute question que le joueur se poserait.

Autour du jeu

 

Avant le jeu

Puisqu’il s’agit d’une forme de jeu assez particulière, il est essentiel de prévenir les joueurs, afin que ceux-ci participent en connaissance de cause. Durant le briefing, il importe de bien rappeler les principes sur lesquels repose le jeu. Enfin, au début de la partie, les personnages sont placés dans leurs scènes de départ respectives (seuls, en groupes ou tous ensemble, selon la logique d’arborescence choisie pour le scénario).

 

Après le jeu

Le débriefing est un moment essentiel de chaque jeu. Un débriefing mal mené peut véritablement ternir l’expérience que vient de vivre un joueur. En plus de toutes les questions que les joueurs posent naturellement au cours d’un débriefing, l’organisateur d’un jeu par arborescence doit s’attendre à des questions de type “et si” : et si, à l’issue de telle scène, j’avais choisi de faire ceci plutôt que cela, que se serait-il passé ? L’organisateur doit donc être en mesure de présenter les décisions prises par les joueurs, et en quoi ces décisions ont orienté le jeu sur un chemin plutôt que sur un autre, et comment d’autres décisions auraient fait prendre à l’histoire une autre direction.

 

Il est évident que ce modèle de jeu présente des qualités et des faiblesses, et nous nous attacherons dans la troisième et dernière partie de cet article à les examiner en détail.

 

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Matthieu NICOLAS

C'est tout jeune, en fouillant dans les affaires de mon frère et en découvrant ses bouquins de l'Œil Noir, que je suis devenu rôliste. Il n'aura fallu que quelques compagnons de route et un repaire (la seule boutique de jeu digne de ce nom de mon patelin) pour élargir la pratique : dés, wargames, hexagones, figurines... ont fini par occuper une part gigantesque de mon temps libre. Ajoutez à ça une pratique assidue des jeux vidéo, et vous n'obtenez pas le gars le plus populaire du lycée. Qu'importe ! J'ai découvert le GN vers 15 ans grâce à des types sans peur et sans reproches. J'enchaîne les expériences en la matière depuis une vingtaine d'années, alternant périodes creuses et fastes, jeux malins et jeux crétins, à la recherche d'un Graal que j'espère ne jamais trouver. J'aime interroger la pratique, chahuter les habitudes.

9 réactions à Le GN par arborescence – Deuxième partie

  1. Rompre l’unité de temps et de lieu, redonner du “back” en cours de route, ce sont des choses que je fais, et clairement j’adore ça. Là où je te suis moins c’est dans le “définir l’état d’esprit du
    personnage au début de chaque scène”, trop liberticide pour moi. Et, forcément, ça viendra dans la prochaine partie je pense, mais le risque est grand de frustrer le joueur en lui imposant un
    timing et des choix qui ne lui conviendraient pas. Ce risque doit pouvoir se cadrer en faisant très attention aux enchainements et aux choix proposés, possible sans doute mais un sacré challenge,
    surtout si le nombre de joueurs grimpe.
    En tout cas, je le redis suite aux commentaires de la première partie, je n’ai vraiment rien contre cette forme de jeu.

  2. Tiens, premier détail sur lequel je ne suis pas d’accord : le passage annoncé comme obligé du débriefing… J’avoue que je ne vois aucun intérêt à cette messe souvent satisfaite. Soyons clair, je
    me tape des intrigues des autres quand elles sont racontées par le scénariste (je préfère le vécu des joueurs) et l’explication de la possible trame centrale ne m’apporte rien (soit je l’ai
    comprise et c’est du rabâchage, soit j’étais à côté et c’est parce que ça ne m’intéressait/ne me concernait pas). Et en tant qu’orga je ne fais jamais, ce qui ne m’empêche pas de répondre aux
    éventuelles questions et aux débriefs de ceux de mes joueurs qui ont fait l’effort d’en écrire un.

  3. @ moz : tu veux parler d’un debriefing général avec tous les joueurs devant l’orga, j’imagine ?
    Mais là on ne parle pas forcément de débriefer avec toi des intrigues des autres joueurs.

  4. Un debriefing, ça peut être beaucoup de choses :
    – Un moment de détente, où l’on mange du saucisson en faisant redescendre la pression, parce qu’on est sur le point de se bouffer 8 heures de route. Certains apprécient, d’autres mangent leur
    saucisson dans la voiture.
    – Un générique de fin où s’égrène la liste des gens à remercier. Certains apprécient, d’autres pas, mais tout ce petit monde mérite quand même d’être remercié.
    – Une grande messe durant laquelle les orgas peuvent extorquer les applaudissements des 50 joueurs mécontents en les mettant au milieu des 50 joueurs contents. La première moitié apprécie, l’autre
    pas (mais tout le monde applaudit, c’est le but de l’opération)
    – Un moment où les orgas / scénaristes dévoilent ce que vous n’avez pas entendu, pas vu ou pas compris, quel que soit l’intérêt que cela a pour vous. Certains joueurs apprécient ce changement de
    focale, d’autres pas.
    – Un moment durant lequel les joueurs se “debrief” entre eux. Certains apprécient (ceux qui parlent), les autres moins(ceux qui écoutent), mais ils inter changent leurs places toutes les deux
    minutes.

    Un briefing, en fonction de l’objectif qu’on lui fixe, peut être plus ou moins bien fait.

    Quand je parle de debriefing ici, j’ai plutôt pour objectif de faire un bilan. On vient de vivre tel expérience de jeu, je vais vous dire ce que vous avez fait et ce que ça a impliqué, ce que vous
    auriez pu faire, et ce que cela aurait impliqué. C’est un retour sur expérience.
    Après je peux malgré tout proposer du saucisson.

  5. @ Mat : tu as écrit, et c’est comme ça que je l’ai compris, le debrief comme un moment pendant lequel les orgas dévoilent les mécanismes du jeu à la fin de celui-ci. C’est ça qui me gonfle un peu
    (le debrief, pas ce que tu as écrit !:)) J’aime bien rester, et faire rester mes joueurs, dans le ressenti. Mais je suis d’accord sur le plaisir qu’il y a a redescendre tranquillement, avec
    saucisson ou single malt, pendant quelques heures. J’aime d’ailleurs particulièrement le format vendredi soir-samedi soir tard qui permet d’enchaîner sur une fin de soirée (voire début de nuit)
    festive ou feutrée selon les désirs. Et plus tard pour les retours d’expérience. D’ailleurs il y aurait certainement un article à écrire sur les retours à chaud opposés aux retours à froid.

  6. et sur l’intérêt de la critique.
    j’ai vraiment du mal aussi avec les débriefings / révélations d’ordre universel à la fin d’un GN. surtout sur les gros jeux.

  7. Merci pour l’article, ça donne envie d’écrire un jeu comme ça ! Mais tu imagines tous les joueurs progressant ensemble, en groupe, d’une scène à l’autre, ou chaque joueur évoluant séparément, dans
    sa propre arborescence ?

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