Critique de GN : Tant d’espace

Publié le mardi 2 juin 2015 dans Critiques de GN,Slide

Par

Tags:

--

Tant d’espace est un jeu pour deux joueurs de Sébastien Duverger-Nedellec alias Beus (disponible sur le portail du huis clos). Je l’ai joué en Avril dernier. Dans cet article, je m’emploierai à décortiquer ce qui me paraît être un élément moteur essentiel de ce jeu : la construction d’un dialogue qui, selon les intentions de l’auteur, a la vocation d’être « beau et triste », et repose donc sur une construction émotionnelle induisant un effet bleed.

J’utilise ici le terme de bleed pour parler des situations où les pensées et émotions du joueur passent au personnage et vice versa sont influencées par le personnage. On parle de bleed-in pour désigner la manière dont les émotions du joueurs sont transférées au personnage, et de bleed-out pour la manière dont les émotions du personnage peuvent influencer le joueur après le jeu.

TdE1

La structure : un dialogue basé sur le silence

Tant d’espace met en scène deux personnages, un homme et une femme, anciens amants qui se sont séparés il y a plus de dix ans, se retrouvent par hasard, et décident d’aller boire un verre. Retrouvailles, rattrapage du temps écoulé, puis bilan forcé sur la relation sont au programme.

Les ateliers d’avant jeu invitent à s’approprier la relation et les personnages, par l’écriture individuelle de leurs souvenirs, puis par un jeu d’échange de phrases symbolisant les différents stades de la relation. Il est à noter que les personnages sont assez détaillés et consistants : ils ont leur existence, on visualise très bien qui ont pu être Kamel et Lætitia. Cependant, il y a dans le récit assez d’éléments non précisés pour que les joueurs doivent faire un effort d’appropriation et créer entre eux leurs propres anecdotes.

La préparation du jeu insiste également beaucoup sur la notion de silence. Il s’agit là d’une réflexion de plus en plus présente, sur la manière d’aider les joueurs à s’approprier l’absence de dialogue dans une construction fictive qui passe d’abord par la parole, au point que cette dernière puisse en devenir envahissante. Là encore, un exercice simple permet de s’entraîner à laisser des temps de pause, et le silence devient très rapidement un acteur à part entière du dialogue.

Tde2

La fabrique du bleed

L’appropriation du silence, de la gêne, et la création de souvenirs communs sont donc des éléments centraux du design du jeu. Au cours du jeu, le déroulement du dialogue et le poids du silence permet que s’y invitent de beaux moments émotionnels.

Or, il apparaît que c’est surtout dans la construction en amont du jeu que cet aspect émotionnel réussit à être construit. On est donc, ici, dans un phénomène de bleed-in. Il est intéressant de remarquer que le ressenti des joueurs à la sortie du jeu a pu ainsi être très différent en fonction de leurs propres expériences, vécu et situation dans la vie : de doux-amer pour les uns à dur et cruel pour les autres. Il apparaît donc que c’est dans la construction des personnages, dans les zones de vide que le joueur doit combler, où il va donc, consciemment ou non, mettre une part de lui-même, que se niche le bleed-in (pour lequel beaucoup de francophones préfèrent d’ailleurs fort justement le terme de catharsis). L’auteur lui-même affirme que le jeu est, pour partie, inspiré de situations réelles (vécues ou observées chez les autres). La projection des joueurs dans les personnages est donc évidente, et le fondement même de l’efficacité du jeu.

On rencontre parfois dans nos contrées des réticences au concept de bleed. Le bleed-in est parfois traité comme une trahison du personnage, dans une interprétation idéale qui ne se focaliserait que sur des éléments propres à la diégèse du jeu. Le bleed-out, quant à lui, est considéré comme simplement dangereux, ou un signe de l’immaturité du joueur qui ne réussit pas à faire la part des choses. Inscrivons-nous en faux face à ces considérations : le bleed est un phénomène propre aux jeux qui visent à créer un contenu émotionnel et, lorsqu’on en a conscience, la fabrication du bleed peut devenir un outil de narration en soi. Tant d’espace, à cet égard, est une très bonne illustration du fait, d’autant plus remarquable lorsque l’on compare la densité du jeu avec l’apparente simplicité de sa construction.

tdE3

Conclusion

Tant d’Espace est un jeu intelligent et bien construit, qui fonctionne efficacement dans la manière dont il a réussi à s’approprier la gestion du silence et des émotions. Il est à fortement recommander pour quiconque voudrait expérimenter ces éléments avec l’efficacité d’une complète économie de moyens.

The following two tabs change content below.

Muriel A.

Ayant débuté le GN au début du millénaire, je suis organisatrice depuis plus de 10 ans, dans des jeux d'inspirations historique, expérimentaux, ou encore éducatifs. Passionnée par les théories sur le GN, j'aime analyser le design des jeux ou leurs mécaniques afin d'essayer d'en tirer des enseignements profitables.

Derniers articles parMuriel A. (voir tous)

10 réactions à Critique de GN : Tant d’espace

  1. Merci Muriel pour ce retour !
    Je suis admiratif sur ta capacité à mettre de mots sur des notions qui pour moi n’étaient qu’intuitives.

  2. En théâtre, on travaille ça sous le nom d’impro préparée. Même si on crée de nous même tous les détails, le background. C’est une approche très Stanisvlaskienne du travail de l’incarnation du personnage. Je vais aller y jeter un œil, ça m’intéresse !

  3. Oui, on est proche de l’impro, avec juste une backstory un peu plus construite. Et concernant les attraits de ce GN, j’y rajouterais qu’il est pour deux joueurs seulement, ce qui paraît évident quand on le mentionne, mais fait en réalité bouger un peu les lignes du GN classique. L’autre attrait pour moi est le sentiment de transgression que l’on ressent à jouer dans un vrai café, entouré de vrais gens ^^

  4. Pour compléter un peu sur la création par les joueurs, le bleed in et le rapport à l’impro :
    Je n’ai pas eu l’impression, en jouant et en organisant ce jeu, que les joueurs étaient vraiment encouragés à créer de la matière eux-mêmes. Quelques anecdotes peut-être (notamment sur les dix années écoulées depuis la rupture), mais la backstory est déjà assez complète pour jouer pendant une heure, à mon sens. De ce point de vue là, on est assez proche du GN classique et assez éloigné de l’impro.
    Le bleed in se retrouve donc plutôt dans le ressenti, dans la façon de mener la scène, dans la relation à l’autre… plus que dans la matière brute (les souvenirs, les anecdotes, les rituels…) Et je trouve ça très intéressant de voir comment des joueurs, à partir d’un matériau concret identique, tirent un ressenti très différent en aussi peu de temps de jeu, simplement parce que leur rapport au jeu, au thème, et à leur partenaire, est différent.

  5. Cette comparaison avec l’impro est en réalité un peu délicate, vu qu’à la base, on parle d’impro par opposition au “théâtre avec un texte” ^^. Disons juste que ce GN guide peu ses personnages.

    Et une petite tangeante concernant le bleed : je pense qu’utiliser le terme “catharsis” est vraiment inexact.

  6. C’est une critique particulièrement alléchante.
    Je suis curieuse : quel est le rôle de l’organisateur au juste ? Est-ce que deux joueurs peuvent prendre les fiches et se débrouiller avec, y compris en s’attelant seuls à l’atelier préparatoire ?

  7. Je l’ai joué en avril, il n’y a pas si longtemps donc et je dois avouer que j’ai beaucoup aimé ce jeu.

    Le rôle de l’organisateur est simple, déjà il joue au paparazzi ( faire des photos à la sauvette sans que les deux intéressés s’en aperçoive ), ensuite et très important pour les joueurs, il vient faire tiers avant et après le jeu.
    Avant pour permettre aux deux joueurs d’entrer tranquillement dans l’intimité recherché, que la proximité, artificielle, voir la complicité nécessaire entre les deux joueurs ne se transforme pas en promiscuité. ne serait ce que pour le temps dPendant la préparation, il y a quelques exercices qui ont lieu rapide, mais il faut que les jours lâchent prise, ils ne peuvent pas le faire s’ils doivent vérifier le nombre de phrase ou le temps qui s’est écoulé.

    Après, c’est le debrieff, et il faut également une tiers personne pour que la discussion soit constructive et apaisé.

    Surtout que pendant le jeu, les joueurs sont traversés par un certains nombres d’émotions, pas seulement parce que l’histoire de Kamel et Laetitia résonnent en eux mais aussi parce qu’à un moment donné il y a un petit glissement, du roleplay ( j’entend par là, le joueur qui interprète le personnage, avec un petit recul ) vers une parole au premier degré.

    A titre perso, j’ai été Kamel pendant les deux derniers tiers temps du jeu, c’est à dire que dans mon interaction, il y avait de la spontanéité comme l’aurait été Kamel s’il existait. Par contre un certain nombre de données font que j’ai dévêtu le costume du personnage à la fin des retrouvailles ( les plus important pour moi ça a été : le lieu du jeu différent du lieu de brieff et debrieff, les retrouvailles avec l’orga qui met un terme, juste par sa présence au jeu).

    Je ne vais pas revenir sur les principes de Bleed, présent sur le jeu, bien décrit plus haut, mais sur le fait qu’il y a un cadre à ce jeu qui est là pour que le Bleed ( in et/ou out ) soit un ressort de jeu, pas une finalité ( du moins c’est ainsi que je l’ai perçu ).

    Ce jeu est court ( environ une heure ) est intense mais reste une des mes meilleures expérience de jeu.

    Pour la petite histoire, lorsque je l’ai joué, l’organisateur avait prévu deux sessions qui se suivaient. Sur la seconde session, deux personnes avaient demandé à jouer ensemble parce qu’elles se connaissaient bien.
    De mon côté, j’avais mes appréhensions avant le jeu qui se sont caractérisé par une demande auprès de l’orga, ne pas connaître dans la vraie vie ma partenaire de jeu. Je voulais partir de nulle part avec ma partenaire de jeu ( entre autre pour permettre une existence plus sincère de Kamel et Laetitia ), donc j’ai joué avec une “inconnue”. Plus haut j’ai parlé d’une complicité nécessaire entre les joueurs pour tisser du jeu, et on a du prendre le temps qu’il fallait pour cela. Le tout est de se souvenir au bon moment que Kamel et Laetitia, même s’ils sont fondamentalement humains, restent des personnages pour un jeu.

    A la fin de la seconde session, après leur temps de debrieff, on a échangé en groupe, il s’avère que toutes les formules fonctionnent et que la condition à cela est que l’orga soit attentif à la demande des joueurs ( on revient à son rôle… ).

    Voilà, un témoignage un peu décousu, mais en tout cas j’ai passé un bon moment lors de ce jeu.

  8. Hoog avait donné un bon truc lors de sa session que je donne au débrief : de parler de son personnage à la troisième personne pour permettre la distanciation.

  9. Oui, c’est un truc classique qui marche bien !

    Concernant la présence nécessaire de l’orga, ça se discute. Personnellement, je pense que j’aurais très bien pu joueur ce jeu sans orga, juste avec l’autre joueuse. Les ateliers sont très simples, et peuvent être expliqués sur un A4. Idem pour le débrief. Et même la photo pourrait être justifiée en jeu sous la forme d’un “selfie souvenir”. Après, si certains préfèrent avoir un tiers pendant ces phases, je le respecte.

  10. Pour ceux qui voudraient essayer un jdr similaire mais différent, sans MJ ni orga, je leur conseile Les Petites Chose Oubliées. Je compare Tant d’espace avec LPCO là:
    http://www.thomasbe.com/2015/06/10/les-petites-choses-oubliees-tant-despace/

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.