Dogma 99, présentation

Publié le vendredi 29 avril 2011 dans Articles

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Le jeu de rôle grandeur nature en manifestes : petit cours d’histoire (1ère partie)

Lire la deuxième partie

Suite à notre article cherchant à souligner l’importance des manifestes dans l’histoire du jeu de rôle grandeur nature, il nous est apparu important de revenir plus en détails sur le premier d’entre eux, Dogma99, qui par sa forme et son contenu demeure exemplaire. Dans la mesure où les auteurs du manifeste acceptent sa reproduction seulement dans son intégralité, et ne pouvant nous permettre de le faire sur ce blog, nous invitons nos lecteurs à aller lire sa première partie sur le site de Dogma99 (http://fate.laiv.org/dogme99/en/index.htm) avant de rentrer plus avant dans l’analyse.

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Dogma99 naît donc en 1999 à l’initiative de Lars Wingård et Eirik Fatland avec la volonté de proposer « un programme pour la libération du GN »[1]. Pour eux, il semble évident que le jeu de rôle grandeur nature doit être libéré de ses chaînes, c’est-à-dire des écueils d’une pratique conventionnelle du GN, qui doit perdre de sa suprématie. Plus que cela, « le Vœu de Chasteté de Dogma 99 vise au développement du GN en tant que médium et forme artistique », proclamant que le jeu de rôle grandeur nature est un art, et s’emparant de nombreux codes pour le prouver. Pour commencer, le programme de Dogma99 ne naît pas ex nihilo et s’appuie, mot pour mot, sur un manifeste contemporain du 7ème Art, celui du Dogme 95 de Lars Von Trier[2]. Ainsi le vœu de chasteté des cinéastes danois connaît-il son pendant chez certains organisateurs de GN norvégiens. Si la reprise de la forme du manifeste d’un art déjà reconnu est symptomatique de la volonté de Lars Wingård et Eirik Fatland de parler du GN sur les bases d’un médium artistique (nous reviendrons en détails sur cette question un peu plus bas), il est aussi notable que le « Vœu de Chasteté » des GNistes danois n’est pas tellement éloigné dans son contenu de celui de Lars Von Trier.

En effet, chacun des dix points évoqués par les deux manifestes fait écho à l’autre dans le champ d’application de son propre médium. Il s’agit d’ôter du médium tout ce qui lui est superficiel et d’arriver à une certaine pureté de la forme sans parasites inutiles qui lui nuisent. Ainsi Dogma99 affirme que « 8. Aucun objet ne doit être utilisé pour représenter un autre objet (toutes les choses doivent être ce qu’elles semblent être) ». Ce faisant, Lars Wingård et Eirik Fatland bannissent l’usage de signes conventionnels comme celui d’un flacon de sel pour représenter un flacon de poison, ou encore une fleur en plastique pour représenter une fleur fraiche : si le jeu nécessite un objet particulier, l’organisateur doit le fournir, si cela est impossible il suffit d’ôter l’objet du jeu. De ce point de vue la démarche de Dogma99 est proche du Dogme 95 qui est très strict quant au choix du lieu et des objets du tournage :

« Les accessoires et décors ne doivent pas être amenés (si on a besoin d’un accessoire particulier pour l’histoire, choisir un endroit où cet accessoire est présent. » [3]

Dans les deux manifestes, « l’action superficielle est interdite (les dramaturges ne peuvent en aucun cas prévoir ou encourager l’usage ou la menace de la violence comme faisant partie de l’event) ». En outre, Dogma99 copie encore le Dogme 95 lorsqu’il déclare :

« 7. Les GN inspirés par les jeux de rôle sur table ne sont pas acceptés »

Chaque jeu produit par Dogma99 doit naître à cause et pour les spécificités du médium et non pas chercher à traduire les particularités d’un autre médium (en l’occurrence, le jeu de rôle sur table) dans celui du jeu de rôle grandeur nature.

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Tandis que Lars Von Trier interdit tout traitement optique ou éclairage artificiel sur les tournages, Dogma99 rejette une quelconque transformation de l’œuvre par l’organisateur une fois que celle-ci a commencé (5). Une fois que le GN a débuté, il n’est plus question que l’organisateur intervienne, que ce soit par des effets de mise en scène ou des rôles de PNJ infiltrés.

La notion d’ici et maintenant est très présente dans les deux dogmes, Lars Von Trier rejette les ellipses tandis que Dogma99 insiste sur la nécessité d’ancrer les personnages dans l’action du jeu de rôle grandeur nature en bannissant le passif des backgrounds :

« 1. Il est interdit de générer de l’action en l’écrivant dans l’historique passé du personnage ou de l’event »

 Le jeu ne doit donc pas être généré par une action antérieure révolue, mais bien par l’interaction des personnages entre eux au moment du jeu.

De la même façon que le manifeste du Dogme 95 édicte des règles spécifiques pour le cinéma, Dogma99 s’intéresse aussi aux particularités de son médium, à savoir l’importance du personnage, qui ne doit pas être un faire-valoir et pour qui l’histoire doit être écrite en bannissant la tentation de « l’intrigue principale ».

La 4ème règle de Dogma99 proscrit tout secret afin que « chaque participant qui le désire [puisse] se faire montrer, à l’avance, tous les documents qui se rapportent à l’event ». Le manifeste, né en réaction contre le « GN conventionnel » (comprendre majoritairement gamist), s’il veut bannir certains écueils souvent observés en jeu de rôle grandeur nature, cherche aussi à proposer des expérimentations pour aller un peu plus loin dans la pratique. Il ne s’agit pas de délivrer une recette pour faire un bon GN, mais bien de proposer d’autres possibilités à expérimenter pour en tirer ensuite des conclusions. Ce faisant, Dogma99 énonce une définition du GN épurée de tout élément superflu qui pourrait freiner l’expérimentation :

« Le GN est une forme et une méthode d’expression individuelle et collective ; le GN est un médium. […] Un GN est une rencontre entre des gens qui, à travers leurs rôles, entrent en rapport les uns avec les autres dans un univers fictionnel. »

En mettant de côté tout ce qui n’est pas indispensable au GN selon eux, les défenseurs de Dogma99 se laissent un champ immense d’expérimentations et de découvertes qui est primordial pour comprendre leur démarche dans l’élaboration de leur manifeste artistique.

Car la dixième et dernière règle du manifeste de Dogma99 reprend celle du Dogme 95 à l’inverse. C’est-à-dire qu’au moment où les cinéastes danois déclarent que le réalisateur ne doit pas être crédité, Lars Wingård et Eirik Fatland affirment que « les dramaturges doivent être tenus pour responsables pour la totalité de leur œuvre », affirmant ainsi leur volonté de faire reconnaître le jeu de rôle grandeur nature comme un art à part entière. Or, pour ce faire, ils ne se contentent pas seulement de copier une forme artistique par excellence, qui a accompagné bon nombre d’avant-garde, mais ils choisissent avec soin le vocabulaire qu’ils emploient.

En effet, plutôt que d’employer des termes spécifiques au jeu de rôle grandeur nature comme « maître du jeu » ou « organisateur », les rédacteurs de Dogma 99 se qualifient de « dramaturges » écrivant une « pièce » et non un « jeu ». Si ce choix de vocabulaire pourrait laisser croire que le jeu de rôle grandeur nature ne parvient pas à se dégager des figures tutélaires qui lui permettent de se revendiquer comme un art à part entière, on peut aussi avancer que c’est précisément l’utilisation de ces termes qui légitime le discours de ces théoriciens autoproclamés du jeu de rôle grandeur nature. En effet, c’est en partie l’utilisation d’un terme connoté dans un champ artistique défini – tel que « dramaturge » et « pièce » pour le théâtre, mais aussi « event » pour la performance et le happening –, qui permet au lecteur de situer immédiatement le GN d’un côté ou de l’autre d’une école artistique. Ainsi, lorsque Dogma 99 emploie, pour qualifier le moment du jeu, le terme d’ « event », le lecteur sait d’ores et déjà que l’auteur situe son ambition du côté de l’histoire de l’art du XXe siècle. Pourtant, il est un paradoxe au choix de ce vocabulaire que nous nous devons de souligner.

L’ambition de Dogma99 est la suivante :

« Nous cherchons à nous opposer aux écueils du GN conventionnel, à la domination des genres courants, et au refus du public non-initié et de certains GNistes de reconnaître le potentiel du GN comme un médium d’expression et une forme d’art. » (Nous soulignons)

Dans cette déclaration, il apparaît nettement que si la volonté de Dogma99 est d’élargir le cercle des connaisseurs du jeu de rôle grandeur nature, il leur semble tout aussi important de chercher à convaincre une partie de la population GNistique que leur activité est plus que ce qu’ils croient, et bien une forme d’expression artistique. Or, si Lars Wingård et Eirik Fatland ressentent la nécessité d’élargir ces horizons par le biais d’un manifeste qui les situe très clairement du côté du champ artistique, ils renient en quelque sorte le vocabulaire propre et historique de l’activité. En refusant d’utiliser le terme d’« organisateur » ou de maître de jeu » au profit de « dramaturge », ils semblent se couper d’une certaine forme de jeu de rôle grandeur nature, marquant une rupture presque définitive avec une partie de leurs pairs, qui a jugé leur démarche prétentieuse. D’une certaine façon, elle l’est, et c’est bien nécessaire. Les futuristes italiens ne se sont pas embarrassés de modestie dans leurs textes et leur manifeste connaît aujourd’hui un héritage considérable dans l’histoire de l’art et de la littérature. Nous verrons dans un prochain article sur l’École de Turku que cette prétention va de paire avec la démarche du manifeste. On peut toutefois se demander, puisque la question est toujours d’actualité, si la volonté de reconnaissance du jeu de rôle grandeur nature comme médium artistique doit passer par une modification totale de son vocabulaire. « Dramaturge » a plus de poids qu’« organisateur », « event » fait bien plus sérieux que « jeu », pourtant est-ce que le GN a envie d’être annexé à d’autres médiums tutélaires ? Veut-on risquer de voir un jour le jeu de rôle grandeur nature assimilé à une forme d’art interactif ou à une sous-catégorie de théâtre ? Il semble que la question mérite d’être posée.


[1] Sauf mention contraire, toutes les citations sont tirées du manifeste de Dogma99 sur le site http://fate.laiv.org/dogme99/en/index.htm et traduites par nos soins. N’étant pas traducteurs professionnels, le lecteur voudra bien nous excuser la qualité médiocre de ces traductions.

[2] Vous trouverez le contenu du manifeste ici http://fr.wikipedia.org/wiki/Dogme95 (ouais je sais, c’est wiki, mais le manifeste en lui-même est le bon).

[3] Lars Von Trier, Vœu de Chasteté de Dogme 95.

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Lucie CHOUPAUT

Présidente de l'association eXperience, Lucie s'intéresse aux rapports entre GN et art. Ses goûts d'organisatrice et de joueuse la portent plus particulièrement vers des jeux expérimentaux d'ambiance contemporaine et réaliste.

13 réactions à Dogma 99, présentation

  1. Merci pour ce parallèle intéressant !

  2. “En mettant de côté tout ce qui n’est pas indispensable au GN selon eux, les défenseurs de Dogma99 se laissent un champ immense d’expérimentations et de découvertes…”

    Ce serait un peu paradoxal, quand bien des règles posées par leur dogme disent “il est interdit de…” Je crois qu’ils explorent d’autres possibilités de jeu de rôle, mais affirmer que ce serait un
    champ plus large, c’est un peu partisan, et sans doute faux.

    Sinon dans ta conclusion, tu te poses justement la question de savoir s’il faut passer par un changement de vocabulaire pour faire de cette forme de jeu un art à part entière, je crois que tu peux
    étendre la question aux règles du manifeste. Elles posent des choix qu’ils ont fait, mais qui n’ont rien de nécessaire à une expression artistique, tout comme on peut faire du cinéma un art, sans
    adhérer aux principes de Lars Von Trier.

  3. @fredou : je lis : ” en enlevant une convention, je me libère d’une contrainte et le champ devient plus large” ou encore “si j’élimine un point du cahier des charges, je suis plus libre” et du coup
    je ne trouve pas ça partisan.

  4. Bien-sûr, mais ce que je voulais dire c’est que leur démarche ne se résume pas seulement à cela. S’ils lèvent des interdits, ils en posent beaucoup d’autres. S’ils étendent, ils diminuent fortement
    par ailleurs. Ce qui en fait un champ nouveau, différent, mais pas forcément si immense que cela.

  5. D’accord.
    il y a des gens qui interprètent leurs “il est interdit” comme des “il n’est pas obligatoire”. je pense que c’est le cas de lucie. Mais je peux me tromper. D’où sa tendance à estimer que c’est un
    champ plus large.

    Je suppose que c’est en accord avec la volonté de Wingård & Fatland, dont l’objectif était d’ouvrir les frontières du GN. Est ce qu’ils ont réussi ? c’est une autre question.

  6. Je vois ce manifeste comme une réaction, par là-même forcément excessive, aux poncifs du GN. On pourrait le résumer frenchie en disant “Y’en a marre des GNs dans le monde d’AD&D, y’en a marre
    des boules de feu matérialisées par des balles en mousse, y’en a marre des personnages simplement décrits par une juxtaposition d’actes et de paroles sans que ceux-ci permettent d’en cerner le
    caractère, y’en a marre des orgas trop interventionnistes, y’en a marre des GNs au règles trop lourdes, etc.”
    Après, la formalisation peut prêter à rire (et c’est mon cas). Quant à considérer le montage d’un GN comme un art, ça relève de la philosophie. Si l’art consiste à procurer des émotions, ça peut le
    faire même si ça manque sérieusement d’humilité.

  7. Avons nous des retours de gn effectués de nos jours en respectant ces règles ? Ca se pratique encore ?

    A première vue, ce ne sont que de simples contraintes, un exercice de style et certainement pas l’émergence d’un gn plus artistique.(Pour autant qu’on puisse encore définir ‘artistique” de nos
    jours)
    Le changement de vocabulaire est d’ailleurs proche de la pédanterie.

    Avec le dogme 95, Lars Von Trier n’a su s’y tenir qu’un court laps de temps avant de faire l’opposé. (Dancer in the dark).

    Est ce que les adeptes du 99 on vraiment gardé cette approche ou est elle tombée en désuétude rapidement ?

  8. @timesquirrel : j’avais lu quelques comptes rendu de jeux. il faudrait que je les retrouve et que je les fasse traduire. Pas forcément des jeux respectant tous ses principes mais au moins quelques
    uns.

    Si le but de la démarche était de bousculer les conventions, on peut dire que ça a fonctionné. Le Gn s’est tout de même éloigné des modèles dominants dénoncés par les manifestes, depuis 10 ans.

    Si le but était de créer un type de GN nouveau, ce dont je doute, c’est probablement raté.

    j’essaye de trouver des comptes rendus de jeux pour un futur article.

  9. Ce serait d’ailleurs intéressant d’identifier ces fameuses conventions, ces modèles dominant. Je reviens finalement sur mon idée d’identifier les poncifs et lieux communs qui perdurent dans pas mal
    de gn.
    On pourrait faire un brainstorming ou un sondage pour en recenser les plus récurant par exemple. (Je veux bien t’aider un peu) Qu’en pense tu Baptiste. ?

  10. Le sondage me parait pas mal. Mais il suppose qu’on propose une liste et donc qu’on identifie déjà une séries de modèles dominants. Difficile de proposer un moyen consensuel mais efficace.
    cela dit, je veux bien discuter d’une méthode car je connais deux personnes qui voulaient travailler sur un sujet proche. Je suis joignable sur Baptiste.cazes@electro-gn.com

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