Turku, présentation

Publié le vendredi 10 juin 2011 dans Articles

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Le jeu de rôle grandeur nature en manifestes : petit cours d’histoire (2ème partie)

Lire la première partie

            Nous terminerons ce tout petit tour[1] des manifestes GNistiques par celui de l’École de Turku, écrit par Mike Pohjola[2] pour contrecarrer les ambitions narrativistes de Dogma99, afin de revenir non seulement sur le fond du texte, qui met au jour un nouveau style de jeu, mais surtout sur sa forme, qui est très représentative de l’outil manifeste.

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Directement inspiré de Dogma99, et pour cause, le manifeste de Turku en reprend la forme et le vocabulaire (il l’intitule le « Vœu de Chasteté du Joueur » comme les dramaturges de Dogma99 avaient écrit leur propre Vœu), son auteur cherche à rejeter le modèle des norvégiens, ainsi que le modèle gamist pour se concentrer sur le simulationnisme et l’immersionnisme (ou eläytyminen), nouveau style qu’il rajoute aux trois modèles de John Kim.

Pour l’école de Turku, « le jeu de rôle est l’immersion (« eläytyminen ») dans une conscience extérieure (« un personnage ») et l’interaction avec son environnement », il s’agit donc, en tout premier lieu, de s’immerger complètement dans son personnage afin d’en tirer une expérience unique.

Mike Pohjola commence par faire la publicité de deux styles de jeux : le simulationnisme, qui consiste à créer une société ou un univers simulé par le jeu de rôle, et l’immersionnisme dont le but ultime consiste à devenir le personnage, à tout expérimenter à travers lui. Pour Mike Pohjola, l’immersionnisme est « la meilleure méthode qui existe pour générer des expériences et des émotions, et pour permettre [aux joueurs] de voir les choses selon un point de vue vraiment personnel ». Il rapproche ce style de jeu de la télévision qui est, dit-il, « souvent utilisée comme substitut à la vie »  et qui peut permettre de parler de sujets difficiles, donnant à voir différents points de vue aux joueurs qui plongent dans une pensée vraiment subjective en ce qu’ils se fondent totalement dans le personnage. « De ce point de vue, le jeu de rôle peut être appelé art » écrit Mike Pohjola. En opposition à Dogma99, il ne s’agit plus de créer un médium qui, dans sa totalité, est une œuvre d’art, mais bien d’appeler art le résultat du jeu, qui est de ne faire qu’un avec la psychologie du personnage que l’on incarne.

Le style de jeu simulationniste que Turku promeut également permet d’expérimenter différents modèles sociaux et sert alors de méthode scientifique pour tester des formes de sociétés, comme des utopies ou autre. Nous pouvons noter cependant que si Mike Pohjola utilise le vocabulaire établi par John Kim, il lui donne cette spécificité d’outil quasiment scientifique, absente des textes originaux.

En outre, dans le manifeste en tant que tel et les dix points qui le jalonnent, il est surtout question de l’aspect immersionniste sur lequel nous allons revenir.

Le texte est destiné aux joueurs qui viendraient sur les jeux de l’École de Turku et qui se voient imposer une réglementation très stricte sur ce qu’ils doivent faire en jeu, en « se modelant d’après les souhaits du maître de jeu » et en « réfrénant tout style de jeu personnel ». Les joueurs ne doivent faire qu’un avec le personnage, ils ne sont pas des acteurs, leur but est de simuler ce qui se passe dans la tête de leur personnage et d’avoir une confiance aveugle dans leur organisateur. En effet, l’École de Turku bannit tout ce qui est extra diégétique (en dehors de l’univers de jeu), que ce soit une musique de fond par exemple ou des commentaires hors-jeu, au point que si le joueur remarque quelque chose qui ne lui semble pas en accord avec l’univers de jeu, il doit admettre que l’élément est de toute façon diégétique, à moins que l’organisateur ne lui ait dit le contraire. Si à un moment ou un autre, le joueur est forcé d’improviser ou d’ajouter un élément à son personnage pendant le jeu, il doit toujours le faire dans l’idée de s’immerger dans son propre personnage sans chercher à améliorer l’expérience de jeu des autres joueurs par des méthodes théâtrales.

Le manifeste est très clair sur la toute puissance de l’organisateur qui a nécessairement tout dit à ses joueurs (ou en tout cas c’est ce que les joueurs doivent tenir pour acquis), ainsi aucune convention générale qui a cours dans le milieu du jeu de rôle grandeur nature ne doit être utilisée dans un jeu sans que l’organisateur ait donné son aval. Le joueur doit voir chaque jeu comme une œuvre d’art unique et œuvrer pour son succès, son devoir étant d’incarner son personnage aussi bien que possible, « même si cela signifie qu[‘il doit] passer la totalité du jeu seul dans un placard sans que personne ne [le] trouve ».

Le joueur doit considérer le GN comme un tout, bien plus important que sa seule expérience personnelle et son plus grand but doit être de « satisfaire la vision du maître de jeu en s’efforçant de s’immerger dans le personnage de façon aussi honnête et réaliste que possible ».

Très axé sur le point de vue du joueur, le manifeste de l’École de Turku ne parle pas un seul instant de nouveaux concepts pour expérimenter les ressorts du médium, mais évoque la seule expérimentation du joueur, qui est celle d’une nouvelle personnalité, expérimentation qui se renouvelle avec chaque jeu. La « révolution » annoncée par Turku porte sur le point de rencontre entre le jeu et le joueur, rencontre qui apporte une expérience unique et qui, selon le manifeste, ne peut pas se produire par le biais d’un jeu gamist ou narrativiste.

Toute intéressante que puisse être cette approche du jeu de rôle grandeur nature, le manifeste de Turku attire pourtant notre attention davantage par sa forme, qui se veut provocante pour bousculer le milieu, que par son fond.

En effet, le manifeste de l’École de Turku reprend la dernière partie du Manifeste du Parti Communiste de Marx et Engels, pastichant la célèbre déclaration : « PROLÉTAIRES DE TOUS LES PAYS UNISSEZ-VOUS ! » en, « RÔLISTES DE TURKU DANS LE MONDE, UNISSEZ-VOUS ! ». Le manifeste de l’École de Turku reprend à dessein le ton révolutionnaire de ce manifeste, mais aussi celui de différentes avant-gardes artistiques, appelant ainsi des réactions aux revendications et règlements proclamés.

Nettement révolutionnaire, le ton du manifeste de l’École de Turku se revendique surtout excessif pour provoquer et amener les gens à discuter. Les chefs de file du « mouvement » de Turku s’appellent eux-mêmes « provocateurs », et leur démarche n’est pas sans rappeler celle de certaines avant-gardes et notamment le Futurisme italien, qui proclamait avec provocation :

« 4. […] Une automobile de course avec son coffre orné de gros tuyaux tels des serpents à l’haleine explosive… une automobile rugissante, qui a l’air de courir sur de la mitraille, est plus belle que la Victoire de Samothrace. »[3]

Comme Mike Pohjola qui emploie, tout au long de son manifeste, un vocabulaire guerrier et révolutionnaire – « Cette nouvelle publication ne pouvait survenir à un meilleur moment. Une énorme compagnie américaine de jeu tente d’opprimer les rôlistes de Turku et de laver le cerveau du monde avec leurs idées gamist. Nous devons nous unir contre ce nouveau 3ème Reich. » ou encore, « Les simulationists et eläytyjists n’ont rien à perdre que leurs chaînes. Mais ils ont tout un monde à gagner. » – Marinetti n’avait pas hésité à utiliser les verbes « démolir » et « combattre » dans le premier manifeste du futurisme en 1909. Car « la modernité est un combat. Sans cesse recommençant »[4]. La modernité « est provocation »[5]. Et cette lutte menée par la modernité, comme par une sorte d’obligation, sert à la légitimer. Le manifeste de l’École de Turku commence un combat pour légitimer sa conception du jeu de rôle grandeur nature, qui est naturellement la seule et unique.

Il n’est pas question de modestie lorsqu’on instaure une avant-garde qui se justifie par le manifeste. En effet, et si le temps passant, les auteurs de manifestes mettent de l’eau dans leur vin[6], il semble essentiel de faire beaucoup de bruit pour amener une réaction en chaîne qui ne pourra qu’être bénéfique au milieu. Toutefois cette provocation affichée du manifeste de Mike Pohjola est surtout teintée d’humour et on peut se demander pourquoi.

Lorsque le manifeste déclare que « l’École de Turku, critiquée et crainte, acclamée et admirée, est là pour dire au monde ce qu’est le jeu de rôle, comment et pourquoi cela devrait être pratiqué, et pourquoi tous les autres ont tort », il est évident que c’est pour provoquer des réactions, titiller les individus qui manquent peut-être d’humour et entraîner des discussions sur les différentes façons de jouer. Cependant, on pourrait aussi avancer que si Mike Pohjola teinte son texte de références et de remarques humoristiques, c’est parce qu’il ne croit pas vraiment à ce qu’il avance. Le manifeste de l’École de Turku promeut un jeu de rôle grandeur nature immersionniste où l’incarnation du personnage demeure le pilier central, mais est-ce vraiment le seul style de jeu valable comme il le déclare ? Ou est-ce que Mike Pohjola se contente de donner un coup de pied dans la fourmilière ? En allant même un peu plus loin on pourrait se demander si l’emploi systématique de l’humour dans ce manifeste ne constitue pas une critique amusée du mouvement de théorisation autour du GN (dont Mike Pohjola est pourtant l’un des acteurs). En somme pourquoi employer l’humour et risquer de ne pas être pris au sérieux ? Ceci pourrait laisser penser qu’on ne croit pas vraiment à ce qu’on avance.

Pourtant il est notable que le manifeste de l’École de Turku propose une nouveauté : il ajoute aux trois styles de jeux proposés par John Kim celui qui se consacre à l’immersion. Il déclare, en somme, que le GN tourne absolument autour de l’immersion et que tout autre style de jeu ne peut atteindre l’Art, c’est-à-dire la fusion parfaite entre un joueur et une conscience extérieure (le personnage). Ce point est évidemment discutable, et quoi de mieux qu’un ton provocateur et suffisant pour inciter les gens à réagir. Quoi de mieux également que des déclarations tonitruantes pour provoquer des réactions enflammées et s’en amuser ?

Le ton ne semble pourtant pas à la hauteur des revendications. Les critiques faites aux autres styles de jeux ne sont pas particulièrement pertinentes et à l’heure où ce blog revient largement sur le Threeway model, il convient peut-être de se demander si les trois styles du modèle de Kim (gamism, dramatism, simulationism) excluent réellement l’immersion. Est-elle réellement un style à part entière comme l’École de Turku l’affirme ? Le débat est ouvert.


[1] Il existe bien d’autres manifestes en plus de ceux cités sur ce blog et nous invitons le lecteur curieux à faire un petit tour de la toile pour découvrir les autres (souvent moins aboutis que ceux de Dogma99 et Turku, quoique nous ne puissions nous prévaloir de les connaître tous).

[2] Sauf mention contraire toutes les citations sont tirées du manifeste original de Turku consulté sur leur site internet http://www2.uiah.fi/~mpohjola/turku/index.html

[3] Filipo Tomaso Marinetti, Premier manifeste du futurisme (1909), in Le futurisme 1909-1916, musée national d’art moderne, 19 septembre-19 novembre 1973, éditions des musées nationaux, Paris, 1973, 167 p.

[4] Henri Meschonnic, op. cit. p. 9.

[5] Id. p. 17.

[6] C’est notamment le cas de J. Tuomas Harviainen dans l’édition du Knutpunkt 2010 qui souligne la jeunesse et l’arrogance des auteurs de manifestes.

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Lucie CHOUPAUT

Présidente de l'association eXperience, Lucie s'intéresse aux rapports entre GN et art. Ses goûts d'organisatrice et de joueuse la portent plus particulièrement vers des jeux expérimentaux d'ambiance contemporaine et réaliste.

8 réactions à Turku, présentation

  1. C’est assez proche de ce que je pratique et défends à l’exception de la forme bien-sûr et de deux phrases :

    – “Le style de jeu simulationniste que Turku promeut également permet d’expérimenter différents modèles sociaux et sert alors de méthode scientifique pour tester des formes de sociétés, comme des
    utopies ou autre.” Ma vision du jeu est beaucoup plus épicurienne, et n’a pour objectif que de faire jouir par les émotions.

    – “Le joueur doit considérer le GN comme un tout, bien plus important que sa seule expérience personnelle et son plus grand but doit être de « satisfaire la vision du maître de jeu en s’efforçant
    de s’immerger dans le personnage de façon aussi honnête et réaliste que possible ».” Cette phrase me fait vraiment bondir. Ce n’est pas qu’elle soit totalement fausse, c’est que, sans plus de
    précisions, elle semble confondre ce qu’en philo on appelle impératif catégorique et hypothétique, grossièrement ce qui est le moyen et la fin, et ce qui n’est que le moyen vers une fin. Satisfaire
    la vision de l’orga serait un impératif catégorique stupide, en ce que cela semble viser le plaisir et la satisfaction d’un seul. Ce n’est pas un impératif catégorique, parce que ça ne peut être
    intelligemment une fin en soi, c’est un moyen, le moyen d’atteindre le véritable et seul objectif : le plaisir et la satisfaction de chacun des joueurs. La manière de l’obtenir passe par le respect
    des consignes, de l’esprit du jeu, des personnages, tels que tout cela a été conçu, donc par le respect de la vision de l’orga. Impératif hypothétique. La différence est fondamentale.

  2. Cet article m’inspire le fait que l’immersionnisme devrait prendre la place de l’Interprétation dans le modèle étoile. Je suis en train de revoir quelques termes à ce propos. Cela dit, j’attends
    encore les manifestes des “Actionnistes” et des “Réflexionnistes”… ;o)

  3. L’immersion n’est pas qu’une question d’interprétation, c’est la recherche d’une émotion vraie, non pas en la jouant, mais en la vivant, non pas en l’interprétant mais en se laissant prendre par
    elle. Cela passe autant par le frisson d’un challenge, par la crédibilité d’une ambiance, que par la portée dramatique d’une histoire… L’immersionnisme, que je défends pour ma part, voit le
    challenge, l’histoire ou la simulation comme des moyens de générer des émotions, ne privilégiant pas forcément l’un par rapport à l’autre.

  4. Alors moi, j’ai rigoureusement rien lut, mais j’ai l’impression, à vu d’oeil comme ça, que le turku c’est trop pour moi. Faudrait mettre beaucoup plus de turku dans le GN en France. Comme le dis
    tf1, du turku, du turku, du turku, y a que ça de vrai.

  5. Merci Lucie pour cet article très intéressant.

    Pour ma part, je partage totalement l’avis que le GNS n’exclut l’immersion dans aucune de ses trois approches.

    Et concernant l’humour dans ce manifeste, il me semble qu’il s’agit juste d’une manière d’éviter de paraître agressif.

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