Ca tourne ! – GN sur la téléréalité

Publié le mardi 2 avril 2024 dans Critiques de GN

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Nous avons joué à l’avant-première de “ça tourne !“, un GN de Saki Jones (autrice) et Anne Marchadier (game design), mettant en scène des personnages de télé-réalité. Cet article se veut à la fois une analyse et un hommage.

Description générale

Ce jeu rassemble 12 joueureuses, le temps d’un week-end. Le vendredi fin d’après-midi est consacré aux briefing, ateliers pré-jeu et une première séquence de jeu. Cette séquence déroule un moment de prime-time, au cours duquel un·e candidat·e est éliminé·e à l’issue de la 1ère semaine d’émission. Le samedi déroule une semaine d’émission, dans une dynamique de temps fluide (3h = 1 journée), pour se clôturer sur le prime-time de la seconde semaine. Le reste de la soirée est consacré au post-GN, avec ateliers de débriefing non-obligatoires, et une saine nuit de repos.

 

Un élément intéressant est ce temps libre entre la première séquence de jeu et le lendemain. Nous avons choisi de le consacrer à lier en jeu nos personnages ensemble. Le site étant doté d’un confortable jacuzzi, nous nous sommes jetés à l’eau, et avons projeté les bases de nos personnalités, relations et enjeux. J’invite à standardiser l’usage de cet espace de “pré-chauffage”, en fin de briefing, à même d’ajuster l’interprétation du personnage, et laisser place belle aux intrigues dès le lendemain matin.

 

Fame

Fame bully for you chilly for me
Got to get a rain check on pain


Comme nombre de jeux écrits ou menés par Saki (Oracle, The Drinklinks, Le Sablé d’Aymard), la majeure partie des personnages est liée d’amitié. Ils ont une villa rien qu’à eux. Ils et elles sont payé·e·s pour déployer leurs talents d’acteurices autour des 7 péchés capitaux. Plus c’est idiot, mieux c’est. Plus c’est drama, mieux c’est. Tout pour le buzz. En somme, ce jeu s’annonce comme une régression bien fun. En sus, la semaine/journée est ponctuée d’épreuves collectives, et à l’issue de chacune, la cagnotte du vainqueur vient être créditée, instillant quelques interludes de joyeuse compétition. Mention “mémorable” pour l’épreuve de culture générale.

Le métier de nounou, c’est notamment s’épanouir devant la médiocrité feinte et/ou réelle (Crédit Photo : Anne Marchadier)

Sauf que.
Sauf que pour nombre de personnages, cette vie de rêve n’existe qu’au prisme de l’idéal vendu face caméra. Entre 2 moments de tournage, il y a des cohortes (plus ou moins épaisses) de followers à alimenter au rythme effréné des réseaux sociaux, au risque de tomber dans l’oubli. Entre 2 saisons d’émission, il y a une autre vie : soit à Dubaï pour les anciens qui ont réussi, soit dans le “triangle d’or” de Paris (car avouer “la banlieue”, ça envoie moins du rêve). Certaines de ces vies sont aux antipodes du rêve retransmis. Pour s’en sortir, une seule solution : continuer. Surnager au-dessus de la masse. Fuir la solitude et les ennuis. Capter un maximum d’attention. Le temps de présence caméra est un temps hors du temps et rapporte gros. Le piège de la fuite perpétuelle.

En sus, plusieurs mécaniques et protagonistes d’oppression sont présentes : 

  • Des caméras (presque) partout
  • Des camera·wo·men, complétant la couverture médiatique et accentuant les mises en scène
  • Une animatrice aussi proprement présentable que psychologiquement cinglante à chaque prime time
  • Une nounou (de télé-réalité), main de velours censée être aux petits soins des participant·e·s, mais surtout main de fer de la Prod’

Nous reviendrons sur chacune d’entre elles dans cet article.

 

Un GN sur un GN

That many dreams within dreams is too unstable

Vous l’avez sans doute compris : les personnes de télé-réalité (sur)jouent des personnages. Il y a donc 3 niveaux de réalité au cours de ce jeu : un temps face-caméra, un temps hors-caméra, et un temps hors-jeu (en white room) ; il y a des caméras partout (pièces de vie, chambres, salle de bains, jacuzzi…), à l’exception d’une seule pièce de la villa. Cette pièce est le lieu privilégié pour les personnages pour se retrouver, et fomenter les dramas à venir face-caméra.

Cette scission face/hors-cam’ est une frontière intéressante à explorer. D’une part, il permet de se prêter à des interprétations grossières dont raffolent les spectacteurices de l’émission. D’autre part, lorsque des sentiments surviennent, de quel côté de la caméra sont-ils originaires ? Est-ce une volonté de la Prod’ de déclencher ce sentiment amoureux ? Est-ce normal que tel personnage soit si relax en la présence de l’un, et si haineux dans l’instant d’après ? À quel moment est-il le plus pertinent de dévoiler un secret issu de son background de personnage ?

Cette dernière question amène à plusieurs réflexions méta, permises par l’ajout du 3ème niveau de réalité : le secret est-il si honteux que mieux vaut le dévoiler hors-cam ? Ou peut-il servir notre carrière, en plaçant notre personnage dans un état de fragilité attendrissante pour le public, servant de tremplin à sa carrière ? Ou est-il totalement factice, inventé juste pour déclencher du buzz ? Une dynamique de post-vérité, congruente avec les thèmes et le moment du jeu.


Un 4ème temps s’invite dans le jeu : le moment de l’interview. Le personnage est extrait de son vivier d’interactions, pour être isolé face caméra, avec la nounou en hors-champ, exigeant de lui/elle de dévoiler des informations croustillantes, ou des ressentis intimes ne pouvant être dévoilés devant ses collègues (mais bien devant une caméra connectée à des milliers d’anonymes).

Casting de la 1ère saison (crédit Photo : Sandrine Schweppes)

 

“Coupez ! On va la refaire”

I need your discipline
I need your help

En sus, 2 camera·wo·mens étaient régulièrement présents, ou disponibles à la demande, pour saisir les moments les plus croustillants. Ces 2 personnages servaient à la fois d’oppresseurs silencieux ou de coachs scéniques.

“Oppresseurs silencieux”, car en manipulant l’œil de leur instrument, tantôt ils octroient le précieux temps-caméra, tantôt ils censurent des scènes estimées géniales par votre personnage, tantôt ils rappellent au personnage ce que la Prod’ attend de lui et non ce qu’il souhaite exprimer spontanément. Illustrons ce dernier point avec une expérience : au cours d’un moment de prime time, mon personnage prend pleinement conscience que sa copine éprouve de profonds sentiments amoureux pour un autre ; il décide de se lever pour aller casser généreusement la gueule de cet autre… sauf qu’à ce moment, la camera-woman pointe son objectif, lui faisant comprendre “as-tu vraiment envie de montrer cette part de violence devant tous les spectateurices ?” ; mon personnage finit donc par se rasseoir, effacer sa colère de son visage, tout en se répétant intérieurement “je suis un professionnel”.

“Coachs scéniques”, car ils/elles se permettent d’intervenir dans une scène pour annoncer un “chouette cette scène. On va la refaire en plus déchaîné/criard/scandaleux/(autre) ”.  C’est là une des beautés de game design de ce jeu : avoir rendu diégétique la technique contre-naturelle de “répétition” du JeepForm ! Cela permet à la fois d’affiner des scènes (gain d’expérience non négligeable pour nos prochaines interprétations), et à la fois de vivre des émotions à la fois intenses et dichotomiques. Par exemple, mon personnage se prend le chou avec une autre et part de rage ; un cameraman arrive et annonce “super, on va la refaire” ; professionnel, mon personnage se remet en place, calme… sauf qu’il est déjà profondément en colère ! Il doit alors compresser cette rage, ce qui par “effet de ressort” l’amène à exploser de façon bien plus spectaculaire ; et à l’issue de cela, alors qu’il se sent mal à l’aise de cette colère, d’autres viennent le congratuler pour son interprétation.

Coach scénique en plein travail (crédit Photo : Sandrine Schweppes)

 

Impressions

J’ai eu personnellement du mal à me décider à participer à ce jeu. Je m’inscris à reculons sur la dynamique des réseaux sociaux, déteste me mettre en avant, cherchant davantage une authenticité qu’un partage d’une projection de moi-même. Je fus honoré de la confiance des organisatrices, et pas franc de répondre à la positive à leur invitation. Ensuite, je fus intrigué par toutes ces peurs générées ; je pratique le GN pour explorer ma part d’inconnu. Je ne regrette aucunement l’expérience de ce jeu. Que du contraire. Cet article est une marque de déférence aux autrices.

Suite à la forte impression post-GN, j’ai découvert qu’une part de mes peurs provenait entre autres d’un mépris de classe : quel intérêt à interpréter un personnage bas-du-front et putassier, à part jouer du drama de bas-étage ? Ce mépris m’a fait sous-estimer l’ampleur du jeu, que depuis je recommande chaudement.

 

Conclusions

En apparence fun et régressif, ce jeu possède des mécaniques d’oppression savamment dosées, afin d’explorer la dimension tragique des personnages, peu éloignés d’une réalité actuelle. Sa structuration de temps permet à la fois une montée en puissance et une intensité des dénouements d’intrigue. Et son jacuzzi se révèle être l’unificateur inespéré de toutes ces mécaniques.

 

Merci à Lorène, authentique sparring partner, pour son aide précieuse à accoucher de cet article.

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