Critique de GN : Last Will – Deuxième session

Publié le lundi 2 février 2015 dans Critiques de GN,Slide

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See the international version here: http://www.electro-larp.com/886-larp-review-last-will-second-run

Cette article offre un nouveau point de vue sur un jeu déjà critiqué sur ce blog après la première session. Vous pouvez retrouver l’article de Hoog ici.

La deuxième édition du GN international Last Will s’est tenue à Stockholm du 2 au 4 janvier 2015. Il met en scène les esclaves d’une écurie de gladiateurs dans un futur proche dystopien. Cet article se propose de revenir sur deux aspects essentiels de ce jeu : le jeu physique et l’intérêt du roleplay de la souffrance et de la violence, et ce à travers l’expérience d’un rôle des plus exposés à ces enjeux, celui du gladiateur esclave et combattant dans l’arène.

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Crédit photo : Ylva Bergman

Le jeu physique et l’immersion sensorielle

Un jeu comme Last Will fondé sur l’oppression et la perte de contrôle impose de jouer de manière physique les contraintes qui s’appliquent sur le personnage. Quoique de manière strictement encadrée et sécurisée, et sans négliger une immersion profonde dans la psyché des personnages et la manière dont leur environnement conditionne leur mentalité, l’expérience du jeu Last Will ne peut se comprendre sans cette dimension organique.

Endurer l’oppression du système

Après une communication en amont très claire sur la thématique de l’esclavage et l’enjeu de la déshumanisation, le cadre de Last Will est organisé de telle sorte que la pression paraît bien réelle et peut être ressentie physiquement. Des procédés comme la privation sensorielle (le local est rendu totalement imperméable et les horloges réglées de manière trompeuse), l’interruption de sommeil, des exercices physiques forcées, la nourriture (délibérément fade ou peu engageante) servie au bon vouloir des autorités, sont autant de moyens de créer la contrainte physique. Les châtiments sont publics, les esclaves renégociés puis revendus ou chassés sous les yeux de tous, en particulier des personnages qui leur sont proches.

Les combattants subissent un degré de pression supplémentaire. Ils sont au centre de l’attention, et en même temps possédent le moins de contrôle sur leur existence. Ces rôles sont caractérisés par leurs interactions physiques plus poussées, dans les entrainements, les séances de kiné, et une sexualité imposée et sous contrôle. La résolution des combats est faite en hors-jeu, au choix des joueurs, en fonction de ce qui sert le mieux l’histoire (dans une approche narrativiste), mais le combattant victorieux n’en retire aucun avantage, bien au contraire, le système tend dès lors à le mettre plus encore sous pression. Avoir les combattants toujours exposés et le visuel – spectaculaire – de leurs blessures manifeste en permanence l’économie de la souffrance et de l’exploitation humaines.

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Crédit photo : Lisa H. Ekbom

                La représentation de la sexualité

Ce sujet longuement débattu s’axe en général autour de deux questions : doit-on représenter les relations sexuelles, si oui, comment, afin d’éviter le risque de dérives ?

Sur le premier point, le traitement de la sexualité l’impose si l’univers et la narration le justifie. Dans l’univers de Last Will, l’exploitation et l’aliénation des individus fait du sexe une marchandise et de la sexualité une commodité qui se négocie, et dans le même temps, même cet univers sombre et brutal voit s’épanouir de véritables histoires d’amour.

Dans ce contexte, l’utilisation de l’Ars Amandi devient très vite une évidence, permettant d’interpréter la sexualité dans un très vaste registre de nuances, de la plus brutale à la plus tendre. De manière plus importante, le procédé permet de garantir une implication physique et émotionnelle tout en restant sûre car strictement limitée aux zones définies. D’autre part, l’implication des joueurs peut rester limitée: les joueurs peuvent ne pas participer à l’atelier préparatoire, et certains personnages peuvent avoir l’opportunité de ne pas jouer des scènes de sexe. Enfin, les safewords garantissent la possibilité d’interrompre une scène à tout moment.

Ces scènes gardent le potentiel d’une profonde intensité, et l’opportunité d’interpréter la manière dont les personnages sont affectés dans leur intimité est extrêmement lourde émotionnellement, surtout considérant la violence potentielle de certaines scènes. Cependant, le traitement est toujours transparent dans la communication, respectueux et sécurisé dans l’exécution, ce qui reste un point essentiel à souligner sur ce sujet fort débattu.

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Crédit photo : Johan Röklander

Portée et enjeux du roleplay de la douleur

Un jeu comme Last Will interpelle en effet souvent les commentateurs sur les risques inhérents à son approche, aussi bien sur le plan physique que mental.

                La mise en œuvre de sujets violents ou extrêmes

Comme souvent, la réponse tient dans la communication et dans la sécurité. Du point de vue de l’organisation, le parti pris d’un environnement et de situations extrêmes soutient un message politique : ici, une réflexion sur l’esclavage moderne, annoncé ouvertement et débattu entre joueurs à l’issue du jeu. La communication en amont est explicite sur ces points, indiquant clairement à quel degré de contrainte ou d’inconfort il faut s’attendre. Les rôles particulièrement exposés – comme les combattants ou les esclaves sexuels – sont explicités à l’inscription, et les joueurs doivent justifier de leur demande de ce type de rôle et préciser quel degré de jeu physique ils souhaitent avoir.

Par extension, la gestion sécurisée des contraintes est toujours présente. Les ateliers de préparation au jeu encadrent ces aspects de manière stricte et préparent à les interpréter. Les joueurs sont en permanence invités à communiquer sur le degré de contrainte et de violence qu’ils peuvent accepter, avant comme pendant le jeu (des temps d’échanges encadrés ainsi que la présence d’une Black-Box permettant d’ajuster en meta-jeu ces éléments). Rappelons ici l’existence des safeword, et le fait que les joueurs ont à tout moment la possibilité de sortir du jeu et de passer en hors-jeu si la pression devient trop forte. Rien n’est donc imposé au joueur, à l’exclusion du fait qu’il est toujours possible d’être témoin de scènes violentes, une convention implicite dans l’acceptation du postulat de départ du jeu.

Ces éléments montrent donc de quelle manière il est possible de mettre en œuvre un cadre extrêmement violent et oppressif pour les personnages, tandis que, pour les joueurs, il sera vécu comme parfois rude physiquement, mais entièrement sécurisé.

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Crédit photo : Lisa H. Ekbom

                Mais pourquoi tant de haine ?

Si le parti-pris du côté de l’organisation apparaît relativement évident, la question souvent soulevée par ce type de jeu relève de la finalité. Pourquoi s’imposer des conditions de jeu difficiles et des scènes d’une extrême violence ? Est-ce même, dira-t-on, encore du jeu ?

Dans l’exemple de Last Will, il est évident que l’on sort du registre du jeu conçu comme purement ludique ou facteur de divertissement, pour se trouver dans une approche où le GN est davantage vu comme art performatif (ce que le message politique pointe de manière assez évidente).

Dans cette optique, un tel GN peut s’analyser par le prisme du paradoxe de la souffrance en fiction. Nul ne souhaite endurer de situation réelle de souffrance, nous cherchons à les éviter, et pourtant par le biais d’œuvres culturelles nous pouvons apprécier des situations douloureuses, voire les rechercher, et nous en sentir grandis. Diverses motivations peuvent expliquer ce paradoxe :
– l’hédonisme si le jeu procure plus de plaisir que de souffrance, par exemple si cette dernière est nécessaire pour parvenir à un « happy end » ou pour inclure de la tragédie dans l’arc narratif du personnage
– le développement intellectuel, si le postulat de départ est jugé assez unique pour constituer une expérience artistique satisfaisante, constitue un challenge en soit, ou une manière de mettre à l’épreuve ses facultés en relativisant sa perception du monde
– le facteur psychologique, considérant qu’il a été acquis que le cerveau humain peut retirer une expérience réelle de situations fictives, et que c’est l’un des mécanismes qui pousserait à se mettre en danger dans l’environnement contrôlé de la fiction ou de l’Art.

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Crédit photo : Johan Röklander

Cette liste de justifications que l’on peut étendre au roleplay de la douleur n’est bien évidemment pas exhaustive. Ces éléments peuvent coexister simultanément dans une même approche de jeu, et demeurer le plus souvent inconscients. Néanmoins, tous sont des déclinaisons de la théorie selon laquelle on peut approcher des situations brutales ou douloureuses dans l’Art pourvu qu’elles constituent une expérience enrichissante. Dans une perspective plus large, il est donc possible de traiter ces expériences de GN comme une forme élaborée de Catharsis, par laquelle on peut vivre ces émotions et les intégrer jusqu’à s’en sentir grandi.

A cet égard, les thématiques explorées par les joueurs de Last Will et leurs retours procèdent de ce type d’expérience. Dans le cadre du jeu, l’horreur de l’environnement n’est que davantage mis en valeur par les rares moments de beauté et d’humanité qui peuvent y survenir. Sorti du jeu, son approche pousse à la réflexion sur soi, sur la condition humaine, sur la valeur de l’être humain, et sur la manière dont nous créons du lien social, ce qui constitue dès lors une expérience profonde aussi bien intellectuellement qu’humainement.

Conclusion

Un jeu comme Last Will interpelle par les conditions matérielles, le jeu physique, et les situations dures qu’il propose. Il est légitime, pour beaucoup, de ne pas se reconnaître dans ce type d’approche, de cultiver d’autres centres d’intérêt dans la vaste diversité des cultures de jeu que l’on peut trouver en GN. Néanmoins, pour le propos qu’il s’efforce d’avoir, Last Will s’est révélé un jeu maîtrisé, intelligent et sensible, porteur d’un impact émotionnel considérable et permettant, pour nombre de ses participants, une expérience enrichissante à tous les niveaux.

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Crédit photo : Ylva Bergman

Crédits

Last Will

Association : Ursula (Suède)

Organisatrices : Frida Gamero, Sofia Stenler, Annica Strand  –

Site web : http://lastwilllarp.com/

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Muriel A.

Ayant débuté le GN au début du millénaire, je suis organisatrice depuis plus de 10 ans, dans des jeux d'inspirations historique, expérimentaux, ou encore éducatifs. Passionnée par les théories sur le GN, j'aime analyser le design des jeux ou leurs mécaniques afin d'essayer d'en tirer des enseignements profitables.

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3 réactions à Critique de GN : Last Will – Deuxième session

  1. Super analyse Mu, je partage entièrement.

  2. Je serais curieux de lire les feedback des joueurs, si tenté qu’il y en ai.

  3. Le feedback de Peter Munthe-Kaas (en anglais).
    http://munthe-kaas.dk/blog/?p=564
    Les auteurs du jeu ont également traité de ses mécaniques dans un article du nordic larp yearbook 2014
    http://nordiclarp.org/w/images/6/6d/Nordiclarpyearbook2014.pdf
    Il existe d’autres retours, mais tous en suédois…

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