Möbler, de Pauline Paris

Publié le mercredi 2 mai 2018 dans Critiques de GN

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Dans la voiture qui nous conduit à IKEA, Pauline est stressée : elle a passé une partie de la nuit à réécrire les arborescences de Möbler, et elle n’est pas satisfaite. Elle se trompe de direction, s’excuse, se reprend, essaie de nous rassurer, de se rassurer. « Ça va bien se passer » elle dit, comme une prière.

Pauline est mon amie depuis quelques années maintenant. En janvier 2016, elle a joué la troisième session de mon jeu TIMING. Nous sommes en mars 2018, et je vais jouer la troisième session de son jeu à elle. C’est toujours un peu étrange de jouer le jeu d’une amie, a fortiori si l’amie en question vous cite dans ses inspirations à la fin de la note d’intention de son GN. Pourtant, je suis calme. En fait, avant même d’avoir arpenté les couloirs d’IKEA dans la peau de Swann, je sais.

Présentation du jeu

Möbler est un jeu de Pauline Paris qui se joue dans la célèbre enseigne de meubles scandinaves prêts-à-monter. Patrick et moi-même allons jouer une histoire d’amour, ou plutôt : nous allons jouer des tranches de vie d’un couple qui achète des meubles à IKEA. Le jeu se découpe en cinq scènes, et à partir de l’acte 3, il est possible de faire des choix, et donc d’explorer l’arborescence prévue par Pauline. Il y a trois actes IV possibles, puis neuf actes V.

Entre chaque acte, nous rejoignons Pauline dans le café à l’intérieur d’IKEA. Elle nous remet une nouvelle fiche, qui décrit l’évolution de notre personnage depuis la scène précédente, puis nous écoutons une musique (parfois la même, parfois différente, ce qui crée un décalage de mood très intéressant entre les joueuses) chacun·.e de notre côté à l’aide d’une paire d’écouteurs.

Chaque scène explore une étape de la relation entre les personnages. En quelques heures, on va traverser vingt ans de leur vie. Andrea et Swann ont des personnalités très différentes, et ont du mal à se comprendre. Iels vont emprunter des chemins de vie qui les confronteront l’un·e.e à l’autre. Ce GN propose de vivre une suite de petites tranches de vie banales, comme les coulisses d’un drame français.

Porosité à 360°

Si mon partenaire n’a jamais mis les pieds dans un IKEA avant aujourd’hui, j’y ai pour ma part passé quelques heures depuis le début de ma vie étudiante. C’est un environnement connu, qu’il va falloir appréhender à travers les yeux d’une autre. Cela implique aussi de jouer en public, sans prévenir les usagers moldus de ce que nous sommes en train de faire.

Pauline cadre l’expérience de théâtre invisible que nous allons vivre : il est interdit de faire usage de violence démonstrative pendant le jeu, et cela même si nous joueuses y avons consenti entre nous. « Déjà, parce que j’ai pas envie de cautionner un couple qui se tape dessus à IKEA, on ne sait pas quel genre de réactions ça peut provoquer chez les autres clients, et puis en plus on risque de se faire exclure » explique-t-elle en garant sa voiture dans le parking souterrain. « D’ailleurs, on va faire un atelier qui vous permettra de tester le niveau de tension avec lequel vous êtes à l’aise avant de commencer le briefing. Oubliez Andrea et Swann : vous allez jouer un frère et une sœur qui viennent de s’engueuler en venant à IKEA, et vous sortez de la bagnole furax. Dans le parking, vous pouvez gueuler, puis vous ralentissez vers des piques passives agressives dans l’ascenseur, et puis enfin vous vous faites la gueule sans rien vous dire jusqu’au magasin. Je marcherai quelques pas devant vous, comme ça vous ne vous perdrez pas, et je vous retrouverai au café pour la suite du briefing, ça vous va ? ».

Elle me laisse les clés, et elle nous laisse Patrick et moi dans un immense trac. On rit un peu nerveusement en se disant que c’est bizarre de jouer une engueulade comme ça, à froid. Je bafouille un truc du genre « bon beh faut se lancer hein », et je commence à dire n’importe quoi. C’est incroyable comme ça sort naturellement, comme c’est facile de se mettre dans la peau des gens qui se disputent sur le parking d’IKEA. Je hurle dans le parking que de toutes façons c’est toujours moi qui m’occupe de Maman, et lui de répondre oui beh désolé moi j’ai pas le temps je te rappelle que j’ai UNE FAMILLE moi ! UNE FAMILLE ? ET MOI JE SUIS PAS TA FAMILLE PEUT-ÊTRE ?!!!

J’arrive au café un peu sonné. Je serre fort la main de Patrick dans la mienne, je suis fébrile : le vertige caractéristique que m’apportent la pratique du GN et du sexe commence à se diffuser en moi, je suis au taquet. On va jouer un GN chez IKEA. C’est comme jouer en secret. C’est comme les films que je m’invente dans ma tête quand je marche dans la rue. Je suis trop contente.

Comme dans TIMING, Tant d’espace ou Love is all, les émotions que ce jeu nous propose de traverser sont de type close-to-home. Il n’y a aucune porte du chaos, aucun bébé échangé, aucune décision géopolitique de grand stratège dont nous devrons assumer les conséquences désastreuses, non : Swann me ressemble, elle ressemble à des personnes que j’ai connues, que je connais. Elle manque de confiance en elle, elle se disperse vite dans les activités qu’elle entreprend, elle est vite dépassée par ses émotions. Je n’ai pas besoin de lire des pages et des pages pour la cerner : elle m’est familière. Je la connais, non, je la reconnais.

La porosité entre Swann et moi va se construire au fil du jeu. Le what you see is what you get dans ce magasin me donne une sensation d’immersion très puissante : tout à l’air plus réel, plus vrai entre les canapés BÄCKABY et les bureaux MICKE. Nous dessinons la vie imaginaire d’Andrea et Swann dans ce théâtre de meuble en kit, nous leur inventons des habitudes et des souvenirs, on tisse et on détisse leurs liens, en prenant bien soin d’investir le mobilier qui se trouve à notre disposition. Le canapé sur lequel on se tenait la main dans un acte peut devenir celui sur lequel on se déchire deux actes plus tard.

Poésiethérapie

Et ça marche. D’abord parce que c’est brillamment conçu et rédigé : les scènes s’enchaînent de façon fluide, les ateliers sont utiles et bien animés, les fiches de personnages ne sont pas trop longues tout en permettant de se projeter dans le flux de la pensée d’un.e autre, et il y a une playlist qui permet de se mettre dans l’ambiance. Mais ce n’est pas tout. Selon moi, la beauté de ce jeu réside dans les interstices intimes qu’il tisse entre Pauline et ses joueuses.

À quoi sert l’art ? Certains diraient à transmettre une émotion, à servir un propos, d’autres encore diraient que cela ne sert à rien. Toutes ses réponses sont légitimes, et voici la mienne qui l’est tout autant : l’art sert à lier les âmes.

Pauline a mis beaucoup d’elle dans ce jeu. Pour Patrick, qui ne la connaissait pas autant que moi, c’était une présentation. Pour moi, qui la connais bien, c’était des retrouvailles. Il y a des pans entiers de la vie de mon amie dans le jeu qu’elle a écrit. Des choses très profondes sur son rapport au monde, et aux autres. Des morceaux d’intimité qu’on distille goutte à goutte, avec l’alibi de « c’est pas moi c’est mon jeu ».

C’est une entreprise sinon thérapeutique, au moins cathartique. Pauline est pleinement investie dans l’écriture et l’organisation de ce jeu, et cela pose une question : est-ce que Möbler peut être organisé par quelqu’un d’autre que son autrice ? Et son corollaire : qu’est-ce qui fait qu’on se sent touché par une œuvre ? Est-ce son contenu brut, ou ce qu’on perçoit de l’artiste à travers elle ? Jean-Philippe Toussaint, dans son ouvrage l’Urgence et la patience, parle de la lecture comme l’éternelle recherche d’un frère ou d’une sœur humain.e. En jouant Möbler, j’ai trouvé en Pauline une sœur humaine.

Je ne crois pas que la présence de l’auteur·ice soit indispensable pour qu’une œuvre trouve un écho (son echo ?). Il y a quelque chose de précieux à observer chez l’artiste qui présente son travail. Comme il y a quelque chose de touchant à observer chez celui ou celle qui veut partager une expérience qui l’a touché·e. Personnellement, je suis très heureuse d’avoir reçu Möbler comme un panier bio en circuit court : directement de la production à la consommation. Mais Möbler organisé par mes soins à Toulouse prendrait certainement une couleur différente, non moins valable. Un peu quand on montre son film préféré à un·e ami·e.

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Lila CLAIRENCE

Rôliste et Gniste depuis 2007, j'organise et joue des jeux de formats très différents. Je suis intéressée par le médium dans sa dimension sociale et artistique principalement, ce qui m'a conduite à fréquenter des milieux nordiques et à m'inscrire à la Larpwriter Summer School en 2013. Titulaire d'un Master de Théâtre, je met à profit mon expérience de metteur en scène pour mes GN, et vice-versa. Je suis curieuse et j'aime remettre mes pratiques en question.

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3 réactions à Möbler, de Pauline Paris

  1. Très bel article. Merci.

  2. Bonjour,
    Le jeu semble avoir ete organisé sans prévenir la société.
    N y a t il pas là un problème (utilisation d’un lieu privé, soucis d’assurance)?

  3. Ikea relève sans aucun doute des établissements classés ERP (établissement recevant du public). Aucun problème d’assurance aussi longtemps que les participants respectent les règles de sécurité relevant du bon sens + affichage. Idéalement faudrait même zéro asso entre joueurs et organisateur. Pour que ça reste un délire entre particuliers.

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