L’Expression, la forme sensible du GN

Publié le lundi 16 avril 2018 dans Articles

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L’Expression, la forme sensible du GN

 

Votre personnage espérait déclarer sa flamme à l’être aimé. Il ne savait pas si les sentiments étaient partagés et il appréhendait de faire ce premier pas. Pendant le GN, vous avez joué sa démarche et sa voix mal assurées dès que vous l’avez approché ; tenté des regards, des allusions équivoques ; cherché des moyens de rester proche pour plein de raisons ridicules. Votre partenaire jouait sensiblement le même jeu, mais cette relation était volontairement timide et maladroite, un peu comme une romance enfantine. Vous vous êtes d’ailleurs appuyé sur des souvenirs personnels et cette expérience était assez émouvante…

Voici un exemple de jeu d’Expression. Ici, le joueur s’est imprégné d’un sentiment et d’une attitude, puis il a tenté d’interpréter la maladresse et l’appréhension. Le jeu s’est nourri de la relation entre les deux personnages et ce qu’ils partageaient sur l’instant. Le vécu du joueur s’est mêlé au jeu et l’a rendu d’autant plus intense.

Pour bien comprendre ce qu’est le jeu d’Expression, je vais tenter de définir cette forme de jeu que je trouve mal considérée. Même si certains organisateurs communiquent sur leur intention de privilégier le ressenti des personnages dans leur jeu, nous n’avons pas forcément conscience de ce qui accompagne ce parti pris.

 

L’Expression, qu’est ce que c’est ?

L’Expression, c’est la traduction de nos ressentis. S’exprimer, signifie manifester son état d’esprit ou ses sentiments par divers moyens. Littéralement, faire sortir quelque chose de soi à cause d’une pression (émotionnelle, intellectuelle, etc.). L’éventail de ces affects est très vaste : passion, mépris, désir, solitude, liberté, agressivité, névrose, crainte, etc.

Concrètement, l’Expression se manifeste de plein de façons différentes, que ce soit par le corps, l’intonation, les mots, la gestuelle, le mouvement, le regard… ; ou à travers des moyens extérieurs : le dessin, la symbolique, la musique, etc. Ces manifestations sont très diverses, parfois imperceptibles, mais toujours profondément personnelles.

Il est important de différencier l’expression et la communication ! En effet, il s’agit d’extérioriser dans les deux cas, mais l’expression est plutôt une réaction de l’esprit, quelque chose qui n’est pas contrôlé. L’Expression est spontanée et parfois irrationnelle, car elle traduit des sentiments, des ressentis qu’on cherche la plupart du temps à contenir. La communication, au contraire, est une extériorisation intentionnelle.

Une particularité du jeu de rôle grandeur nature, c’est d’avoir deux niveaux d’expression qu’il faut bien distinguer : l’Expression du personnage qui est jouée et l’Expression du joueur qui est naturelle.

 


Quels sont les pré-requis pour jouer l’Expression ?

Pour un joueur, l’Expression nécessite de prendre conscience des ressentis et de la psychologie du personnage, de les assimiler de façon spontanée pour enfin les interpréter et les extérioriser.

Ainsi, s’exprimer à travers un personnage, demande :

  •  un climat de confiance entre les joueurs
    C’est une sorte de contrat social entre les participants d’un jeu qui sont d’accord pour pratiquer un jeu démonstratif sans critiquer ou ridiculiser l’interprétation des autres. La construction de l’ambiance nécessite la participation de chacun.
  •  d’être réceptif et à l’écoute des émotions (pour créer la “pression”)
    Il faut être ouvert aux autres, ainsi qu’à ses propres ressentis, tout du moins ceux du personnage. Certains états émotionnels rendent cette réceptivité difficile.
  •  de se charger du bagage émotionnel du personnage
    S’approprier l’état d’esprit et l’état émotionnel du personnage pour tenter de le vivre.
  • de lâcher prise pour improviser ses dialogues et actions
    Laisser libre court à son imagination et au feeling pour partager l’état d’esprit du personnage.
  •  d’explorer une émotion
    Explorer différents degrés ou différentes facettes des émotions. Les découvrir. Les comprendre mieux. Joie, Colère, Surprise, Peur, Tristesse, Dégoût, pour ne citer que six émotions cardinales.

  • de jouer pour soi et pour les autres
    Être dans son personnage, être à l’écoute, vivre son interprétation en quasi permanence pour rester dans un état émotionnel et offrir aux autres l’occasion d’y réagir.
  •  de déformer sa réalité
    Ce qui est rationnel pour certains peut être déformé par la perception d’un individu, c’est-à-dire ses sens, mais aussi sa capacité à comprendre ce qui arrive. On peut donc interpréter un personnage en modifiant sa perception du monde à travers un filtre comme la paranoïa, la naïveté, la colère…
  •  de pousser la psychologie dans des domaines plus complexes
    Jouer des traumatismes, des tabous, des psychoses…

 

Les outils de l’Expression

La psychologie d’un personnage se construit par son rapport au monde. Son environnement peut lui faire peur ou le remplir de joie. Sa relation à une personne peut être passionnée ou très légère. Son état d’esprit s’est construit à partir d’expériences de vie accumulées…

L’Expression a besoin de repères entre le personnage et son environnement. Ses repères sont définis par différents outils du GN :

Les consignes et méta techniques
Certaines règles de jeu définissent un fonctionnement objectif de la psychologie.
Exemples : Niveau de points de moral ou de santé mentale, trouble à interpréter quand le personnage se retrouve dans une situation précise, description précise d’un effet psychologique…

Les méta-techniques sont une autre forme de règle de jeu permettant d’activer l’effet de jeu à partir d’une convention. Les joueurs sont informés avant le jeu que la transmission d’un objet ou le fait d’aller dans une zone particulière déclenche un changement d’Expression à manifester.

 

Les charges

Ce sont tous les affects et les charges émotionnelles qui créent la pression du personnage en lui-même et envers son environnement. Exemples : son rapport au lieu où il vit, aux gens qui l’entourent,  ses nostalgies, ses traumatismes, etc. Elles varient en forme et en intensité. Elles peuvent être latentes et jouées de façon introspectives ou alors trop forte pour être contenues et elles s’exprimeront durant le jeu. 

Les charges peuvent être définies clairement dans la fiche de personnage (description d’un ressenti envers quelqu’un ou quelque chose) ou transparaître dans le style (ex : rédaction dans un style mélancolique). Elles peuvent aussi s’établir au cours d’ateliers juste avant le jeu.

Le dilemme est une sorte de charge très intéressante en GN, car il met en parallèle des ressentis qui vont influer sur le comportement du personnage en fonction de celui qui sera le plus fort.

Les charges apportent un aspect humain avec ses forces, ses faiblesses et ses contradictions. Elles représentent la psychologie du personnage au du début et évoluent naturellement tout au long du jeu. C’est au joueur de les faire transparaître dans son interprétation.

 

Le rapprochement joueur/personnage

L’expression d’un personnage peut être renforcée si elle est rapprochée de l’expression du joueur. Le joueur peut volontairement ou par le fait du hasard, incarner un personnage ayant des traits de personnalité ou un vécu commun avec lui. Jouer un personnage qui nous ressemble permet de ressentir et de s’exprimer de façon plus juste et plus sincère. De plus, les ressentis du personnage résonnent d’autant plus fort pour le joueur et rendent l’expérience plus intense.

Parfois le personnage devient un prétexte, un masque derrière lequel le joueur se sent assez à l’aise pour faire transparaître sa propre personnalité et libérer sa propre Expression.

Jouer avec la frontière entre la personnalité du joueur et celle de son personnage demande des efforts de concentration et de l’expérience pour qu’elle reste une barrière protectrice. Quand le joueur subit trop fortement les ressentis du personnage, il peut réellement en souffrir. C’est ce qu’on appelle le bleed out (l’article de Hoog, ici, vous en donnera les détails).

 

La black box

C’est un endroit isolé du jeu proprement dit, dans lequel il est possible de créer une scène sur demande. Dans le cas de l’Expression, un personnage peut vivre un souvenir ou un fantasme de ce qu’il voudrait être, un délire ou une perception distordue.

Les joueurs concernés se réunissent dans le lieu (généralement une pièce) et posent les bases de la scène qu’ils souhaitent interpréter. L’improvisation de cette scène peut donner du corps à un autre moment du jeu qui a lieu en dehors de la black box. Le résultat n’aura pas forcément d’incidence par la suite et peut donc être laissé librement à la disposition des joueurs (sans intervention d’orga).

 

L’interprétation

L’Expression en GN est très liée à l’interprétation. Deux joueurs n’auront pas exactement la même façon d’exprimer la psychologie d’un même personnage. L’interprétation en GN fait appel à des moyens d’expression, principalement la comédie. Le jeu d’acteur donne vie au personnage et rend son Expression crédible aux yeux des autres.

D’autres moyens d’expression sont utilisés plus épisodiquement en GN : la peinture, la musique, la danse, etc. L’engagement que le joueur apporte dans ces pratiques révèle plus ou moins l’expression de son personnage ou de lui-même. On peut considérer que ces moyens d’expression apportent une dimension artistique.

 

La mise en scène expressionniste

Les auteurs/organisateurs disposent d’une grande incidence sur les émotions qui vont “presser” les joueurs, via l’ambiance, les personnages, la scénographie, etc.

On trouve régulièrement des jeux fondés sur une ambiance émotionnelle : angoisse, deuil, exaltation, colère, poésie… Cette ambiance est annoncée dès le début. Les personnages sont construits autour de ce ressenti et les participants s’engagent à donner cette teinte au jeu. La scénographie du jeu et les événements sont souvent déployés pour pour appuyer cette ambiance.

Un exemple simple consiste à changer la couleur de la lumière pour signifier aux joueurs que l’humeur générale s’en trouve affectée (ex : éclairage rouge de la scène => l’action est soumise à la colère; vert => peur…). En poussant l’idée un peu plus loin, le directeur autoritaire d’une école pourrait apparaître sous les traits d’un monstre terrifiant pour les enfants…

Pour prendre un exemple contemporain, la série “Légion” utilise beaucoup ces techniques pour mêler réalité et fantasmes, comme si nous percevions le monde par les yeux du héros victime de troubles psychiques.

Pourquoi pas deux gros yeux sur un mur, pour évoquer la paranoïa ?

 

 

Considérer l’Expression comme une forme de jeu à part entière

Pour tenter de définir le jeu d’Expression, je dirais que :

C’est une forme de jeu qui s’intéresse à l’instant présent et aux relations des personnages entre eux et envers leur environnement. Chaque personnage est soumis à ses liens affectifs et éventuellement à des perceptions irrationnelles. Le but étant d’extérioriser et de partager des émotions.

Jusqu’à présent, l’Expression n’est pas considérée comme une orientation du GN à part entière. Le manifeste Dogma 99 a bien cherché à mettre en avant l’incarnation du personnage avant la mise en scène, tandis que le manifeste de Turku évoquait une voie du GN appelée immersionnisme consistant à vivre entièrement le personnage en faisant abstraction de soi (les deux manifestes sont décrits ici et , par Lucie Choupaut, dans les articles en lien). Ils mettent en avant la démarche artistique d’un GN.

D’autre part, dans sa série d’articles sur l’immersionnisme, Vincent Choupaut fait la distinction entre différentes formes d’immersion: histoire/personnage/univers… Cependant, l’immersion dans le personnage n’est pas rattachée à une forme de jeu reconnue en particulier.

Le modèle GNS (résumé ici par Hoog), présente trois orientations très marquées dans le GN :

  • le gamisme, qui privilégie les challenges équitables
  • le narrativisme, qui privilégie la construction d’une histoire
  • le simulationnisme, qui privélégie la cohérence de l’univers

L’Expression est souvent éloignée des considérations de compétition entre les joueurs. En effet, interpréter un personnage en se concentrant sur ses ressentis a pour effet d’handicaper le joueur face aux autres dans des jeux compétitifs. Il est difficile de chercher à atteindre des objectifs ou de se mettre en concurrence avec d’autres joueurs et de se mettre soi-même en difficulté.

D’autre part, dans un jeu d’Expression, on pourrait très bien se passer de challenge, d’histoire et d’univers. Le but ne serait pas de gagner, de construire du sens ou de reproduire quelque chose, mais bien de vivre et d’interpréter les émotions et les perceptions d’un personnage.

En fait, sans challenge, ni univers, ni histoire, un joueur serait amené à jouer avec son propre rôle. Cette forme de jeu de rôle grandeur nature est utilisée dans une démarche thérapeutique pour permettre à des personnes de dénouer des problèmes personnels. Pour résumer grossièrement, les participants mettent en scène une situation concernant une personne et son entourage pour identifier les causes de son mal être. On appelle ça un psychodrame.

 

La place de l’Expression dans le GN

L’Expression est un moteur pour certains joueurs. Comme pour les autres types de jeu, cette forme n’est pas exclusive, mais elle peut avoir une place majoritaire sur un GN. De nombreux jeux utilisent des outils d’Expression, voire placent l’Expression en leur centre.

Notamment :

Afroasiatik : GN où des artistes hip-hop et ragga s’affrontent dans un pseudo-tournoi (l’ambiance est bienveillante et les enjeux sont plutôt un prétexte). Il offre aux joueurs/personnages l’occasion de faire des démonstrations de danse, de rap, de slam, de graf ou arts martiaux pour s’impressionner mutuellement.

Battle de danse sur le GN Afroasiatik

Compagnie Lou Cheyenne, 14 jours de danse contemporaine : GN abordant les relations d’une troupe pendant la création d’une chorégraphie de danse.

Noir Total : GN basé sur l’angoisse, se déroulant dans le noir total. Les joueurs sont amenés à s’exprimer par la voix et le contact, mais aussi à découvrir leur environnement sans rien y voir.

Eté 36 : GN en chansons sur le thème de l’acquisition des premiers congés payés. Les joueurs reçoivent un carnets de chants en amont et ont tout au long du jeu des occasions de chanter seuls ou en groupe pour appuyer les scènes fortes du jeu.

Pan : GN danois d’horreur psychologique dans un centre de thérapie relationnelle. Des ateliers encouragent les joueurs à s’appuyer sur leur propre vécu (de façon maîtrisée) et des méta-techniques jouent sur les perceptions que les personnages ont les uns des autres.

Le Lierre et la Vigne : GN se déroulant dans une communauté d’artistes polyamoureux. Les relations entre les personnages et les pratiques artistiques sont au cœur du jeu.

Les canotiers de Santeuil : GN sensible et léger se déroulant au début du XXe siècle, au bord d’une rivière. Rencontres entre citadins et ruraux, plaisirs simples et tranches de vie quotidienne nourrissent le jeu fondé sur l’ambiance des peintures et de la littérature de l’époque.

et bien d’autres…

Détente et joie sur le GN Les canotiers de Santeuil

 

En résumé, l’Expression est une forme de GN basée sur la sensibilité des joueurs et des personnages et la façon dont ils peuvent la partager entre eux pour vivre des expériences intenses.

Elle peut se manifester de façon très démonstrative ou être vécue de façon plus introspective. Elle favorise la spontanéité et le côté humain des personnages, avec leur lot de troubles et de convictions personnelles. C’est l’occasion d’extérioriser et de vivre des émotions sans crainte d’un jugement, car c’est d’abord le personnage qui s’expose.

 

Merci beaucoup à Loïs Vanhée pour sa grande aide dans la rédaction de cet article.

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Pierre-Olivier BLONDONT

J'aime étudier la mécanique des jeux. Un moteur de jeu bien conçu est discret et bien huilé. Il laisse toute sa place à l'interprétation et aux apports de chacun pour le plaisir du jeu.

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2 réactions à L’Expression, la forme sensible du GN

  1. Merci pour cet article, très travaillé.

    A la première lecture, il me vient une question : peut-on dire que l’Expression est un autre mot pour le “Role Play” ?

    Ensuite je ne suis pas complètement d’accord avec le paragraphe commençant par “L’Expression est souvent éloignée des considérations de compétition entre les joueurs”.
    Peut être que je l’ai mal compris, parce qu’il dépend du sens de compétition. De plus je ne connais pas de GN avec une réelle compétitions entre joueurs, comme l’on peut avoir par exemple dans une partie de paintball ou d’Air-soft.

    Et quand bien même, je pense que la compétition peut rentrer comme un élément supplémentaire de ceux cités dans le paragraphe “Les charges”.

    Quoi qu’il en soit je trouve que cet article fourni une base / une aide pour tous ceux qui souhaitent développer l’Expression, dans les GN qu’ils organisent ou ceux auxquels ils participent.

  2. Merci pour ce commentaire !

    Je compte développer d’autres articles sur différentes formes de GN. Pour répondre à tes questions, je pense qu’il vaudrait mieux que j’en arrive aux jeux compétitifs.

    Pour répondre au moins à ta première question, l’Expression est plutôt une composante du roleplay. Je soulignais le fait que communication et expression sont 2 choses différentes. On peut tout à fait avoir un roleplay dénué de ressenti, un peu comme si le personnage n’était qu’un outil pour le joueur permettant d’interagir sans s’impliquer.

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