Logique de joueur vs. logique de personnage

Publié le lundi 19 février 2018 dans Articles

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Incarner un personnage est l’une des bases fondatrices du GN. Peut-on parfaitement interpréter son personnage ? Si l’on veut “bien jouer”, alors faut-il tendre vers une interprétation parfaite ? Cet article montre que non : même s’il est souhaitable de se comporter généralement en accord avec son personnage, il y a de nombreux cas où les joueurs en divergent et où cette divergence est désirée pour le bon fonctionnement du GN. Cet article introduit une conceptualisation des distinctions entre logique de joueur et logique de personnage et des exemples où ces distinctions ont lieu.

Cet article a été inspiré par les discussions qui ont eu lieu à la table ronde “Logique de joueur vs. logique de personnage”, à BEta LARP 2018, ainsi qu’une élaboration à partir de ces points. Merci à Fred Mani qui, malgré son absence, a proposé un sujet pertinent qui a permis un échange constructif. Les motivations soulevées par Fred se résument dans les deux questions suivantes : dans une approche simulationniste (cf, théorie GNS), faut-il abandonner toute logique de joueur au profit de la logique du personnage ? Cas concret, n’est-ce pas un peu dommage et frustrant pour les joueurs comme pour l’organisation si personne ne voit “la super scène préparée par l’organisation” ? La théorie proposée par cet article propose des réponses claires et argumentées à ces prescriptions et questions.

Définitions

La logique du personnage, c’est les raisonnements et comportements que devrait avoir le personnage TI (Time In, dans le jeu), tel qu’il existerait dans son monde imaginaire, en s’abstrayant de toute contrainte du réel. La logique de joueur, c’est les raisonnements et comportements du joueur qui incarne ce personnage dans le “monde réel”, donc TO (Time Out, hors-jeu).

On parle d’alignement joueur/personnage quand la logique de joueur correspond à celle du personnage. Cet alignement peut être passif et actif, quand le joueur raisonne en TO sur le comportement à adopter pour interpréter son personnage de manière aussi réaliste que possible. On parle de divergence quand la logique de joueur prend le pas sur la logique du personnage. On parle de divergences intentionnelles, quand le joueur choisit intentionnellement de sortir de la logique du personnage. On parle de divergences accidentelles quand cette divergence n’est pas souhaitée par le joueur. On parle de dissonance joueur/personnage quand le joueur doit activement s’aligner pour ne pas causer de divergence, aussi bien accidentelle qu’intentionnelle.

À noter, les divergences, intentionnelles ou non,  ne sont pas forcément discernables pour l’observateur extérieur. Il arrive que le joueur agisse pour des raisons TO, mais que ces décisions soient alignées (ou suffisamment alignables) avec celles du personnage pour que l’on ne puisse reconnaître la présence d’une divergence.

Pour faire un lien avec l’état de l’art, la logique du personnage correspond à l’intersection entre l’immersion du personnage et du monde, dans l’immersionnisme. Le concept de dissonance joueur/personnage diffère du concept de dissonance ludo-narrative présenté ici. Ce dernier concept met en avant la disjonction entre système de jeu et le gameplay proposé tandis qu’ici on parle de disjonctions entre les décisions du joueur et celles du personnage. Les deux concepts se chevauchent très partiellement, quand le gameplay pousse le joueur à se comporter en désaccord avec le personnage (ex : jouer un personnage nul au combat avec un gameplay qui le contraint à gagner 50% du temps).

Exemples

Alignement passif : Moi joueur, je vais m’attaquer à un ennemi et mon personnage, dans sa logique, aurait fait de même.

Alignement actif :

  • le joueur feint d’ignorer la réponse à une question qu’il connaît, car son personnage l’ignore
  • le joueur renverse intentionnellement son matériel, car son personnage est maladroit
  • le joueur fait un effort pour s’énerver, car son personnage est colérique

Divergence intentionnelle : la discussion a mis en avant des amalgames profonds entre “jouer bien” et “éviter toute divergence intentionnelle” (“quelqu’un qui crée une divergence joue mal” et “si quelqu’un joue bien, alors son action n’est pas une divergence”. Je montre plus bas que ces deux assertions sont incomplètes et erronées et que, souvent, des divergences sont nécessaires pour “bien jouer”.

La majorité des cas de divergences intentionnelles est couverte par le steering : Fait d’utiliser des prétextes en jeu, à travers le personnage, pour faire des choses que veut en vérité le/la participant.e. Il peut aussi bien s’agir d’aller aux toilettes que de se rapprocher de quelqu’un à travers le jeu.”, selon le dico-GN. Concrètement, ces divergences se manifestent généralement dans des situations comme :

  • Participer à une scène parce qu’elle est excitante
  • Obtenir de la reconnaissance TO, via des actions TI (acquérir un statut, récupérer un objet)
  • Donner du jeu aux autres
  • Faire une belle scène, créer une scène dramatiquement intéressante
  • Agir pour débloquer ou résoudre une quête
  • Play to lose (dans le doute, choisir le résultat le plus indésirable pour le personnage)
  • Play to win (dans le doute, choisir le résultat le plus favorable au personnage)
  • Ne pas exclure un joueur du jeu
  • Rusher une action pour la valider avant la fin du GN

À noter que ces divergences ne sont pas nécessairement discernables (si le personnage aurait agi de même pour ses propres raisons en jeu).

Divergence accidentelle :

  • Avoir une réaction de surprise qui ne correspond pas à celle du personnage
  • S’adapter instinctivement, quand son instinct diverge de celui du personnage
  • Ne pas sentir un coup reçu

Dissonance joueur/personnage :

  • Laisser mourir un personnage que l’on aime bien
  • Laisser tomber un objectif qui a demandé de l’investissement
  • Compter les coups dans une mêlée
  • Partir la fleur au fusil après avoir vu des PNJ armés investir un couloir en TO
  • Avoir vu un orga remettre l’objet de quête à retrouver à un autre personnage avant le GN
  • Connaître l’heure de la fin du GN
  • Connaître les mécanismes de simulation (ex : système de blessures “j’y vais car je sais que je peux encore me prendre deux balles avant de tomber”)

Faut-il éviter toute divergence intentionnelle ?

Dans le cas général, non, contrairement à de nombreux a priori. Certains exemples de divergences montrent qu’il est parfois souhaitable d’introduire des divergences intentionnelles : typiquement, agir pour créer une situation intéressante ou donner du jeu aux autres est souvent reconnu comme désirable.

La théorie GNS permet d’approfondir cette question, en introduisant trois catégories de GN : Gamist, Narrativist et Simulationnist. Chaque catégorie repose sur un “contrat social” particulier, qui définit un but commun auquel les participants sont tenus d’adhérer. Les différents contrats mettent en avant des exigences différentes en termes d’alignement joueur/personnage.

Relation joueur/personnage gamist : Pinocchio et Stromboli. La marionnette est instrumentalisée pour la satisfaction du marionnettiste (se confronter aux autre marionnettistes, démontrer son talent, gloire, richesse)

 

L’approche gamist admet une divergence importante entre joueur et personnage. Le contrat social de l’approche gamist demande aux participants d’optimiser l’accomplissement d’objectifs en accord avec un système de jeu (règles, compétences). Dans cette approche, les éléments relatifs à la logique du personnage doivent faire partie du système de jeu, par exemple via des règles, compétences et objectifs. Ainsi, tenir compte de la fin du jeu pour rusher un objectif ou compter ses points de vie pour savoir si l’on peut effectuer une action est désirable pour ce type de jeu.

Relation joueur/personnage narrativiste. Les marionnettes sont instrumentalisées au profit de la création d’une histoire.

 

L’approche narrativiste s’appuie explicitement sur la divergence majeure entre le joueur et personnage. Le contrat social narrativiste demande aux participants de créer une histoire intéressante. En pratique, les jeux narrativistes demandent explicitement aux joueurs de diverger de leurs personnages, si cela peut avoir un intérêt narratif : play to lose, introduire des situations intéressantes, inventer à la volée un passé au personnage.

Relation simulationniste : les marionnettistes sont instrumentalisés pour animer leurs marionnettes de la manière la plus réaliste possible

 

L’approche simulationniste interdit de diverger entre joueur et personnage. Le contrat social simulationniste demande aux participants d’incarner leur personnage (et le monde) avec autant de justesse que possible et donc, de supprimer toute logique de joueur.

Notez que la théorie GNS décrit des extrêmes, les GN ne sont que rarement ces extrêmes. Néanmoins, ces extrêmes offrent des guides pratiques pour prendre des décisions en fonction du jeu mis en place. Le GN romanesque, qui est reconnu comme un thème majoritaire en France, combine plusieurs catégories GNS, mélange des enjeux ludiques (faire survivre son personnage, liste d’objectifs), narrativistes (dilemmes moraux, situations dramatiques) et simulationnistes (personnages détaillés, costumes élaborés). Ce mélange, souvent implicite, rend la décision de savoir quand créer une divergence joueur/personnage complexe et subjective. La réponse à “fallait-il assassiner son ennemi secret au bout de dix minutes de jeu ?” est rarement tranchée avant le fait accompli et mène souvent à la consternation d’au moins un des participants.

Réponses aux questions de Fred

Dans un jeu simulationniste, faut-il agir pour assister à “la grosse scène du GN” ?

Non, agir pour assister (et, en tant qu’orga, agir pour que les joueurs assistent) à “la grosse scène du GN” alors que ces personnages n’ont pas de raisons TI d’y être est une rupture indiscutable du contrat social simulationniste.

N’est-ce pas dommage de louper la “super scène des orgas” ? N’est-ce pas frustrant pour les orgas que personne ne soit venu à leur “super scène” ?

Oui, ça peut l’être. Mais cette frustration est nécessaire au bon déroulement du GN et tous les participants ont accepté cette frustration au moment de s’engager dans le jeu. Pour faire un parallèle, c’est équivalent à “ne pas tricher” dans l’approche gamist : ça peut être frustrant, mais nécessaire au fonctionnement du GN.

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Loïs Vanhée

Docteur en informatique spécialisé en conception et simulation de sociétés artificielles, amateur de technique et de bricolages divers, sportif à mes heures perdues, le GN me fournit me permet de plonger dans des mondes nouveaux, m'offrant une source d'inspiration et d'expérimentation pour mettre en oeuvre mes créations, aussi bien intellectuelles que matérielles.

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2 réactions à Logique de joueur vs. logique de personnage

  1. Très pratique à lire. Plein d’exemples. Volonté de l’auteur de faire comprendre les concepts / les idées. Merci.

  2. Merci Pink pour ton retour. Si la question t’intéresse, un prochain article va appliquer ces concepts pour répondre à des questions plus concrètes, telles que : quels facteurs favosisent l’introduction de dissonances joueur/personnage ?

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