Critique de GN : 1899 – L’art du secret

Publié le lundi 20 avril 2015 dans Critiques de GN,Slide

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La troisième édition du jeu « 1899, la Nuit des Masques » de l’association les Masques de Dana’t s’est tenue du 13 au 15 mars 2015. Comment parler d’un jeu extrêmement secret, dont les anciens joueurs sont tenus à une stricte clause de non-divulgation de ses éléments afin de ne pas empêcher de possibles rééditions ? En ces temps de discussions sur la part respective du secret et de la transparence et de la manière dont il convient de déterminer pour soi où l’on place le curseur entre ces deux extrêmes sur un jeu, un jeu s’appuyant sur un strict secret interpelle. Cet article s’évertuera donc, sans aucun « spoiler », à établir l’importance du secret et son usage sur le « 1899 ».

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Le contexte

Vous recevez une invitation bien mystérieuse. Un énigmatique lord anglais vous convie à une soirée mondaine suivie d’une partie de campagne en son château. L’assistance y sera brillante, composée du gratin ou de l’élite de la place parisienne. À la clef, la possibilité d’entrer dans un monde qui ouvre toutes les portes, permet d’accomplir les plus grandes destinées, ou les plus secrètes ambitions. Mais derrière le faste de la Belle époque, quels secrets et manigances se dissimulent-ils ?

Côté joueurs, peu d’informations additionnelles si ce n’est une feuille de route très détaillée (en termes de costumes et de logistique en particulier), une requête expresse demandant à faire confiance à l’organisation pour, je cite, « surprendre, faire rêver, mais aussi déstabiliser et confronter à des situations astreignantes ». Ajoutez à cela une question sur les phobies que l’on pourrait avoir en tant que joueur, et l’on comprend que l’on signe pour une expérience intense.

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L’intérêt du secret

On n’en sait donc pas plus, et le joueur, ainsi que le personnage, fonctionnent avec un niveau identique d’incertitude. La part prépondérante des secrets entraîne donc une immersion progressive dans le monde de 1899, dont la découverte, ainsi que celle de ses résidents, permet une succession de scènes mémorables. Cependant, lorsque l’on parle de secrets, il ne s’agit pas ici de révélations de backstory propres au registre romanesque, mais d’une expérience sensorielle et émotionnelle assez unique. Quoique les personnages aient leur lot de mystères et d’intrigues au sens classique du terme, c’est dans la plongée dans son univers que 1899 trouve sa force et son intérêt, et réussit à être aussi haletant par moments que dérangeant par d’autres.

La principale limitation de ce passionnant exercice de style ludique se trouve dans un caractère parfois linéaire du déroulement, un trait admis par l’organisation elle-même, et la contrainte qui s’exerce occasionnellement sur les joueurs, empêchant une totale liberté de mouvement et d’action dans l’interprétation de leur personnage. Cela peut rendre parfois l’immersion difficile, en particulier dans la première partie du jeu où beaucoup d’efforts doivent être faits pour rendre crédibles les interactions entre mondains. Cependant, lorsque le jeu finit par prendre son rythme de croisière, il devient extraordinairement fort, avec une tension véritablement palpable. La fin en revanche peut également paraître très dirigiste, même si les éléments contraignants n’ont manifestement pas été perçus comme tels par tous les joueurs.

Au terme de sa conclusion, cependant, on ne peut que se féliciter d’avoir fait partie des invités triés sur le volet de cette réception de 1899, ne serait-ce que pour le caractère résolument unique de l’expérience.

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Le secret et ses limites

Au regard de ces éléments, il est donc acquis que le rôle du secret sur 1899 est central, mais plus encore, justifié. Une fois encore, le cœur du jeu est de l’ordre de l’expérience physique et sensorielle, avec des effets qui nécessitent d’être reçus de manière immédiate pour avoir l’impact souhaité. On pourra qualifier ce choix  d’approche ascendante dans le domaine de l’émotion perçue : celle-ci doit être reçue de manière brute, sans décodage cérébral possible. Par conséquent, autant le secret n’a pas vocation à être une fin en soi, autant il manifeste ici son utilité.

En revanche, deux points peuvent être à interroger sur le choix du secret total. Les joueurs se voyant remettre un trombinoscope commun leur permettant de connaître tous les personnages et donc joueurs présents – quoique le plus tardivement possible pour éviter là encore les éventuelles indiscrétions –, on se demande pourquoi le secret est de mise même sur le fait de participer au jeu, secret parfois éventé par les demandes d’emprunt de costume, et qui complique sensiblement la gestion matérielle et le covoiturage.

Le second point concerne la sécurité. Les joueurs se voient signifier un safeword d’arrêt si une scène devient trop pénible, et l’équipe, soutenue par d’anciens joueurs enthousiastes, est extrêmement attentive à ce que les contraintes soient équilibrées et graduelles, permettant de tester l’endurance des joueurs sans leur faire prendre de risques inconsidérés. On peut cependant penser qu’un safeword pour accentuer l’intensité d’une scène pourrait être utile. Par ailleurs, sur les deux points mentionnés, un briefing sur l’étiquette et la manière de s’adresser aux personnages, ainsi que sur les contacts physiques, pourrait permettre de gérer de manière plus fluide ces deux aspects du jeu, même si ceux-ci sont déjà fort bien maîtrisés en l’état des choses.

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Conclusion

Sans pouvoir malheureusement en dire plus, on conclura sur le fait que 1899 est un jeu unique, qui impose un secret nécessaire afin de soutenir une scénographie originale et pertinente pour l’intrigue qu’elle vise à mettre en scène. Il s’agit d’un jeu bien construit, et qui a valu à nombre de ses participants bien des émotions fortes. Une réédition ayant été déclarée possible, qui sait, peut-être vous aussi recevrez-vous un jour une certaine lettre ?

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Crédits

Organisation : les Masques de Dana’t

Concepteurs : Alain Langlois, Yann Lasbleiz, Laurent Saada, Brigitte Beauzamy, Turg, Marie Sidot et Nabil

Photos : Sylvain Dollez https://www.facebook.com/othoth75?fref=ts

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Muriel A.

Ayant débuté le GN au début du millénaire, je suis organisatrice depuis plus de 10 ans, dans des jeux d'inspirations historique, expérimentaux, ou encore éducatifs. Passionnée par les théories sur le GN, j'aime analyser le design des jeux ou leurs mécaniques afin d'essayer d'en tirer des enseignements profitables.

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12 réactions à Critique de GN : 1899 – L’art du secret

  1. Chouette compte-rendu, puisque tu arrives à développer le sujet sans entrer dans les détails. Mais bon sang, quelle frustration !
    Le thème du secret m’intéresse énormément, mais sans l’avoir joué et sans exemple, comment avoir une réelle réflexion sur le sujet ?

    Y a-t-il d’autres jeux un peu dans le même esprit ?

  2. Très mystérieux tout ça 😉

  3. “secret parfois éventé par les demandes d’emprunt de costume” En lisant cette phrase, je ne peut m’empêcher d’imaginer une situation cocasses ou l’on aperçoit lors d’un covoiturage à cet évènement un costume de storm trooper à l’arrière.^^

    Je trouve quand même dommage que les thèmes généraux voir le genre ne soit pas au moins dévoilés. Difficile en l’état de savoir si ce serait ma came.

    A part sacoir que le gn est dirigiste dans son évolution (Ce qui est plutôt un point salement négatif pour bon nombre de joueurs), difficile de savoir ce à quoi on signe (est ce du gn tranche de vie ? Une tragédie bourrée de fateplay ? Un gn fantastique s’inspirant de pride and préjudice.. and zombie ?)

  4. Les organisateurs demandent qu’on leur fassent confiance, ce n’est pas sans raison. Je dirais que pour entrer pleinement dans ce jeu, il faut accepter la prémisse de départ (une réception mondaine dans la haute société impose un certain registre et rythme de jeu), et ensuite accepter de se laisser porter et surprendre par l’univers. C’est pour moi un jeu simulationniste des plus réussis sur ce point, car sa force réside vraiment dans la découverte, bien avant les intrigues au sens strict, ou l’arc narratif des personnages (sans que ceux-ci soit totalement inexistants non plus). D’où le fait que c’est à mon sens un rare exemple où le secret est en effet indispensable.

  5. Est ce que tu as des retours des autres participants ? Par exemple est ce que tout le monde était en phase avec l’évolution “originale” du gn ou certains n’ont pas “accrochés” au twist du scénar ? (Cela peut être simplement une question de goût personnel) Et est ce que certains s’attendait à plus ?

    (A ne rien savoir, j’imagine tout et n’importe quoi comme twist, style vous êtes tous mort, brainwashé,rêvé,déifié,la même personne,dans la matrice,dans une autre époque, un autre lieu,une autre dimension,etc… ^^)

  6. Tilleul : ce n’est pas un jeu à “twist” dans ce sens-là. Donc ton propos ne s’applique pas vraiment. La découverte est très progressive, immersive, il n’y a pas de remise en cause brutale du paradigme de départ.En revanche, les choix à accomplir pour les personnages deviennent de plus en plus complexes.
    Un jeu ne peut par définition plaire à tout le monde, mais les retours étaient indubitablement très positifs et élogieux, là encore parce que le jeu est bien travaillé pour son propos. Il y a ensuite des éléments subjectifs, je sais par exemple que certains éléments qui m’ont moins marquée ont été adorés par d’autres joueurs. L’avantage étant que le jeu est calibré pour que tout les joueurs puissent avoir matière à un jeu immersif.

  7. Pour répondre à Tilleul, il n’y a rien de spoiler dans les costumes. Le secret éventé par la recherche d’un costume dont parle Muriel est juste “le secret” de la présence du joueur sur le jeu, pas du tout un mystère du jeu.

  8. Encore frustré par une critique de GN basé sur le secret. J’ai le sentiment de l’existence d’un “créneau” du GN “chut, je ne peux rien dire mais c’est un must, mais je ne peux rien dire, non non, ne me demande rien, je ne peux rien dire, mais je ne peux m’empêcher de faire part du bonheur que j’ai eu à être invité” .. car dans ce créneau l’on ne peut être qu’invité.
    Quelle part joue le secret (et le secret sur le fait d’avoir été invité) dans la satisfaction de ce jeu ? En gros, est ce qu’une part de transparence (suffisament pour permettre de communiquer sur ce GN et pour permettre de juger par soi même, avant le jeu, de sa capacité et de son envie de jouer) et des inscriptions ouvertes changeraient beaucoup ce jeu ? Et le plaisir de jouer ?

  9. Le but de cet article est clairement annoncé en introduction : contribuer à un débat déjà longuement alimenté dans ces pages sur secret vs transparence. C’est aussi pour moi une manière de remercier les organisateurs, de saluer leur travail, et d’en garder une trace (ce que le GN, art de l’éphémère par excellence, rend difficile).

    Les auteurs ont choisi le secret complet, et de faire un jeu sur invitation. Je trouve ce secret justifié par son approche simulationniste, hormis sur le point précis de ne pas connaître les participants (et non les personnages) au jeu, je l’ai argumenté auprès des organisateurs.

    Quand au mode d’inscription, il n’a en effet pas d’importance au regard de ces problématiques à mon sens, le jeu aurait été le même pour moi si j’avais été la première à cliquer ou si j’avais été tirée au sort. En revanche, il relève d’un choix d’organisation, et comme en tout élément de design, le choix de l’organisation est souverain. Pour finir, je ne pense pas qu’un jeu doive être exclu du champ de la critique, sur quelque critère que ce soit, que ce soit le secret, le mode d’inscription, les thématiques ou le gameplay.

    En conclusion, je cherchais à illustrer l’idée que le secret/transparence, comme d’autres éléments de design, est selon moi un curseur pour lequel il est bon, en tant qu’orga, de réfléchir où on le place.

  10. Mu :
    Je ne peux que soutenir l’idée qu’il est salutaire de réfléchir à l’importance du secret dans le GN. En France, il est souvent considéré comme indispensable, alors qu’il n’est utile que dans certains cas.
    Ce GN fait peut-être partie de ces cas (en tout cas ton hommage enthousiaste le laisse supposer). Malheureusement, la problématique de la réédition t’empêche d’expliquer en quoi c’est le cas. Je pense que c’est ce qui frustre certains ici.

  11. Merci pour ces réponses. Du coup j’ai du mal à voir pourquoi on met autant le “secret” en exergue.

    C’est donc un gn 1899 mondain à intrigues. (Sans doute non fantastique, car ce serait un twist en soi même si c’est devenu un peu trop “banal” à mon gout en gn)

    Peu importe la nature et le developpements des intrigues, cela situe clairement le genre. (On s’y attend à y voir potentiellement des thèmes récurrents en gn comme le meurtre, la trahisons, la tromperie, le complot,la vengeance, le noir secret révélé, la conspiration, etc…)

    On peut facilement imaginer le type de jeu que cela peut créer et si on est preneur ou pas. Il me semble logique de ne pas révéler le déroulement du scénar et de se contenter de la situation initiale. Et ce pour laisser le plaisir de la découverte des rebondissement.

    En ce sens, on n’est pas du tout éloigné de la plupart des gn qui dans leur com’ ne révèlent pas les perso et le scénario à l’avance en dehors du back du personnage incarné. (On est loin du jeepform ^^)

  12. Ps: je dis Gn à intrigue mais il est vrai qu’on pourrait également envisager d’autre genre plus exotiques. Les pjs pourraient se retrouver en pleine prise d’otage ou soumis aux extravagances et ou tortures d’un lord Anglais fou ^^

    Mais dans ce cas, autant préciser que ce sera un gn “violent” sans pour autant trop spoiler.

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