Tel le Prince Charmant, ou l’illusion ludique

Publié le lundi 21 mai 2012 dans Articles

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Il y a aujourd’hui un véritable bouillonnement intellectuel autour des activités rassemblées sous l’appellation « jeux de rôles grandeur nature ». Sous ce terme, paradoxalement à la fois spécifique pour le non initié et très général pour ceux qui connaissent un peu le milieu, sont rassemblées tout un tas de courants de pratiques et de pensées qui rappellent des frères et sœurs plus ou moins proches d’une grande et belle famille. En sachant que bien évidement comme dans toutes les familles, on entretient des relations plus ou moins proches avec certains cousins plus ou moins éloignés (Jeu de rôle sur table, théâtre d’improvisation, Cosplay, Airsoft, reconstitution historique…)

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De nombreux acteurs de la vie gnistique francophone (s’inspirant du prolixe modèle scandinave qui chaque année édite un recueil de réflexion autour des LARPS nordiques) ont à cœur de réfléchir, discuter, argumenter autour de leur pratique de loisir, de sa (ses) spécificité (s) d’un point de vue ludique, technique,  artistique et parfois même philosophico-sociologique. De nombreuses pistes de réflexions sont donc étudiées, moult et moult débats plus ou moins houleux épicent les discussions post et pré GN, des kilomètres et des kilomètres de messages engorgent les forums des associations ou celui de la FédéGN.

Un de ces questionnements intellectuels concerne la notion de « bon GN » avec tout un tas de « recettes » épurées pour donner un maximum de chances aux joueurs de prendre du plaisir lors de leurs participations. N’étant pas encore officiellement cuisinier (c’est-à-dire organisateur de GN), je me garderai bien de commenter ces recettes que je n’ai pas testées moi-même. Par contre, je me permettrai de formuler quelques remarques sur la notion qui, petit à petit, émerge et prend forme de ci, de là, celle du « bon joueur de GN».

Cela me rappelle le sketch humoristique du « bon chasseur » et du « mauvais chasseur » des Inconnus. De la même manière que donner une définition de la notion de jeu, définir le « bon joueur » est dans le meilleur des cas illusoire, dans le pire stigmatisant. En essayant de ne pas tomber moi non plus dans le piège de la définition je vais y plonger carrément en vous donnant la mienne : le bon joueur de GN, c’est celui qui joue le jeu. C’est un point de vue avant tout de joueur que je prends ici, je l’assume. Ce bon joueur ne serait pas réduit à mon sens à ses qualités de « techniques ludiques» ou « d’interprétation ludique ».  C’est aussi et peut-être surtout apprécier le fait d’avoir quelqu’un en face de soi qui, non seulement participe au même événement que soi, mais qui joue au même jeu. Un joueur qui, sans l’idolâtrer, enrichit ma pratique ludique mais me permet aussi de vivre au travers de ses interactions une véritable expérience optimale[1]

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Qu’est-ce que j’entends par jouer le jeu ? Est-ce dans une perspective fair-play ? Est-ce que cela entend juste un respect des règles ? Et puis, de quelles règles parle-t-on ? Vaste sujet. Pour montrer ce que pour moi « jouer le jeu » veut dire, je vais emprunter une fois encore quelques notions et réflexions aux travaux de Brougère[2] sur le jeu. Pour lui, pour qu’une activité soit caractérisée de « jeu », il faut que cinq critères soient présents à des degrés divers. Voyons voir comment ce « bon joueur » que je qualifie de « jouant le jeu » se positionne selon moi au regard des cinq critères.

Tout d’abord ce que Brougère nomme en citant Goffman[3] le second degré. C’est-à-dire le fait que nous décalions dans une réalité alternative (celle du jeu) des actions concrètes de notre quotidien (marcher, courir, parler, se battre… si si, se battre). C’est le « alors on dit que je suis le voleur et toi le gendarme » des enfants. Ce « bon joueur » a conscience de ces deux « réalités parallèles », celle en-jeu, et celle hors-jeu. Il essaie de gérer au mieux la cohabitation, le temps du GN, de ces deux espaces, pour que celui du jeu puisse exister sans que le hors-jeu n’interfère trop. Il est à noter que cette entreprise est d’autant plus difficile et éprouvante, que le temps du jeu est long. Il semblerait qu’avec la pratique il soit plus facile, non seulement de prendre conscience de cela, mais aussi de repousser les limites de son propre hors-jeu. Mais qu’il soit « bon » ou « moins bon », la capacité du joueur à s’immerger dans son rôle et dans l’ambiance du jeu est aussi facilitée par ce qui se passe autour de lui (que ce soient les autres joueurs ou l’environnement visuel, sonore etc.). Mais dans tous les cas, ce qui pour moi ferait un bon joueur de ce point de vue-là, c’est sa capacité à tirer le meilleur de ce qu’il sait faire, de ce que les organisateurs lui ont donné comme pistes, et de son environnement pour donner la meilleur illusion possible de ce qu’il prétend incarner le temps du jeu.

En ce qui concerne les règles du jeu, le « bon joueur » a selon moi une connaissance des règles du jeu qui lui est proposée, non seulement dans leur globalité, mais aussi de l’esprit dans lesquelles elles ont été pensées. Les joueurs de GN arrivent systématiquement, et quel que soit le travail en amont des organisateurs, à trouver des situations qui n’ont pas été pensées en termes de règles. C’est la magie du cerveau torturé humain et en particulier de celui des pratiquants de notre belle activité. Que faire s’il n’y a pas d’organisateurs, d’arbitres pour trancher ? Le « bon joueur » va agir dans l’esprit des règles (du jeu ?) même si cela est en sa défaveur. De même, il est humain d’oublier, surtout lorsque les règles sont explicitées durant trente longues pages et qu’il faut tout avoir lu…  Là encore le « bon joueur » va faire au mieux, quitte peut-être à prendre des libertés justement avec ces règles pour que l’esprit du jeu soit favorisé, et le rendu le plus fluide possible pour tous.

C’est cette adaptabilité (se référant directement à l’adaptation au sens Piagétien[4] du terme) dont il va faire preuve en piochant dans la palette des possibles offerte par le jeu, qui va être selon moi une autre caractéristique de ce fameux « bon joueur ». Au-delà de l’analyse de ce que les règles peuvent lui permettre de faire, c’est la perception de l’ensemble des possibilités que la situation de jeu lui offre qui est à mon sens un élément déterminant. C’est la prise en compte optimale du contexte de jeu (background fourni, les pistes données, le lieu…), des dites règles, des interactions existantes (les caractéristiques des joueurs alliés, opposés au joueur…) qui va donner la possibilité au joueur de prendre des décisions pertinentes non seulement pour lui, mais aussi pour le jeu dans sa globalité. Dans le fond, pour moi, il n’est pas dérangeant qu’un joueur joue aux limites. Jouer aux limites, c’est être dans les limites. Cela peut être usant pour les organisateurs et pour les autres joueurs, mais pour moi, c’est plutôt un signe d’excellence quelque part. Ce qui à mon sens doit interroger et être questionné c’est surtout la raison d’une telle attitude du joueur. Si les organisateurs ont donné la possibilité de construire une bombe à l’ensemble des joueurs et qu’un des joueurs estime que son personnage y trouve un intérêt en jeu et qu’il arrive à le faire au bout de trois heures de jeu… et bien quelque part bravo, et il est dommage que parce que cela n’avait pas été anticipé et que cela  mette en péril les 21 heures de jeu restantes, le joueur prenne un « Ah Non Ca Va Pas Etre Possible, cousin du bien connu TGCM[5] ).

C’est ensuite au travers du rapport à l’incertitude, nécessaire pour l’existence de tout jeu, que l’on peut regarder l’attitude de ce que je considère comme un « bon joueur ». À mon sens, celui-ci acceptera cette part inhérente et fondamentale de notre activité sans chercher à tout prix à « bétonner » son GN pour qu’il n’arrive rien de fâcheux à son personnage. Sont nécessaires ici à la fois une certaine humilité, un certain « lâcher prise » sur ce qui l’entoure, mais aussi et peut-être surtout une certaine confiance en ce qu’il est capable de produire, créer, animer pour se sortir des situations extraordinaires ou tout à fait banales auxquelles il va devoir faire face durant ces quelques heures. C’est ne pas se battre contre les aléas du destin (et celui de Caillois[6]), c’est se dire que cela fait partie du jeu et que celui-ci n’en sera que plus riche pour tout le monde si l’activité est abordée  en étant ouvert plutôt que sur la défensive.

Enfin, ce « bon joueur » sait selon moi que tout cela n’est au final qu’un jeu. Il ne donne pas plus de poids que cela hors-jeu aux réalisations (que ce soit les siennes ou celles des autres) faites en jeu. Si le GN porte en lui une forte dimension sociale et socialisante, la manière dont est gérée l’avant jeu et l’après jeu est très variable et est, selon moi, une des composantes à part entière de ce qui fait un « bon joueur ». Cette capacité à prendre un peu de distance par rapport au jeu, à relativiser ce qui s’est passé et à reprendre pied dans le quotidien est pour moi un indicateur fort. Bien évidemment, il faut différencier une éventuelle incapacité à faire la part des choses, des discussions enflammées de comptoir autour de « mon Ranger level 45 qui a tout déchiré sur le GOW 2, ou du meilleur système de règles jamais pensé ou de cette Faille 2007 APOCALYPTIQUE »… Nous sommes tous d’accord que ce n’est PAS DU TOUT LA MÊME CHOSE.

Bien sûr, la figure du bon joueur ou de la bonne joueuse est la figure vers laquelle consciemment ou inconsciemment nous essayons tous de tendre. Pas seulement dans une perspective sociale de reconnaissance, mais aussi dans une dynamique interne de développement de l’estime de soi[7] (que ce soit en tant que personne, adulte ou adolescent, ou en tant que joueur de GN). Le bon joueur est comme le prince charmant, il n’existe pas. Il n’y a que des personnes, des styles de jeux personnels, contextuels, avec lesquels on aime plus ou moins interagir en fonction de nos propres compétences et envies du moment.


[1] Csikszentmihalyi M, Vivre, la psychologie du bonheur, Paris, Robert Laffont, 2004.

[2] Brougère Gilles, Jouer / Apprendre, Paris, Economica, 2005.

[3] Goffman Erving, Les cadres de l’expérience, Paris, les éditions de minuit, 1991.

[4] Piager Jean, La psychologie de l’intelligence, Paris, Amand Collin, 1947.

[5] Sigle très (trop) usité pour nommer une intervention péremptoire et souvent non argumentée d’un organisateur. Remplace la phrase Ta Gueule, C’est Magique !

[6] Caillois Roger, Les jeux et les hommes, Paris, Gallimard, (éd. revue et augmentée, 1967)

[7] André Christophe, Imparfaits, libres et heureux, pratiques de l’estime de soi, Paris, Editions de Noyelles, 2006.

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David Arzailler

Sévit en tant que joueur depuis une quinzaine d'années en France et en Navarre. S'est essayé modestement à l'organisation récemment et est toujours vivant. Enseignant dans la vie de tous les jours, pas toujours d'accord avec ses petits copains d'Electro-GN, ses thèmes de prédilection sont l’Éducation, les loisirs et plus spécifiquement le Jeu en tant qu'objet et pratique culturelle. Phrase favorite : " Et dire qu'il y en a qui pense qu'on s'amuse..." Aime dans le GN : Jouer quelqu'un d'autre ailleurs et se dire que le prochain GN sera celui qui me coupera le souffle. N'aime pas dans le GN : Les messages politiques et une proximité trop importante avec la vie de tous les jours.

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4 réactions à Tel le Prince Charmant, ou l’illusion ludique

  1. Un peu tard c’est toujours mieux que jamais : Merci David, il est très bien, cet article. Solidement documenté, accessible, pertinent. Notamment par sa conclusion. S’il est bon de tendre à
    l’amélioration, être tout aussi conscient du caractère fluctuant et contextuel de la qualité de sa propre contribution à un jeu est également important. Personne n’est à l’abri d’un coup de moins
    bien ou d’un sentiment de décalage par rapport au jeu proposé. Être conscient de cette possibilité, savoir le reconnaître, identifier ses propres zones d’inconfort, mais aussi ses zones de
    convergence, faire des choix et même s’exclure de certains domaines du jeu, certes, mais pour continuer à jouer. Être un peu égoïste, paradoxalement, permet parfois de continuer à prendre du
    plaisir, donc d’en donner. 

  2. You’re welcome 🙂
    Au plaisir de se recroiser vite 🙂

  3. Je viens de voir qu’une référence manque : Caillois R., Les jeux et les hommes, Paris, Gallimard, (éd. revue et augmentée, 1967). Mais vous aurez tous trouvé de vous même 🙂

  4. Merci de la remarque, c’est corrigé.

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